Sofia Djama, réalisatrice algérienne

Après avoir décroché deux prix au festival de Clermont-Ferrand, la réalisatrice algérienne s’est vue attribuée le prix du meilleur court métrage lors des journées cinématographiques d’Alger, pour son film «Mollement un samedi matin». Entre mollesse ambiante et audace cinématographique, la jeune cinéaste porte un regard sans concession sur la «débandaison» intellectuelle de toute une société.

Algérie News : Vous avez reçu le prix du meilleur court-métrage aux journées cinématographiques d’Alger. C’est une première consécration pour votre film dans votre pays…
Sofia Djama : Dans la mesure où il y a peu de festivals et de manifestations dédiés au cinéma, je ne perçois pas ce prix dans un enjeu de compétition. Même si j’ai été étonnée au départ par cette distinction, je suis tout de même heureuse, car cette consécration signe à mes yeux le droit d’exister dans mon pays. Depuis la projection de ce film en début d’année par l’association Chrysalide, je n’ai plus reçu d’écho.
Même si aux journées cinématographiques de Béjaïa, mon film n’a pas été retenu par le jury, je ne peux qu’encourager ce type d’initiative qui constitue de véritables espaces de diffusion. Il faut créer un nouveau public, ancrer la culture cinématographique dès le plus jeune âge avec des sorties scolaires dans des salles de cinéma, ou au théâtre par exemple.
Les festivals cinématographiques en Algérie sont à l’image de la presse indépendante. Leur critique du pouvoir reste indolore et incolore. Ce que je regrette par contre c’est que le public qui se déplace pour voir ces films, soit toujours le même, c’est-à-dire composé majoritairement de professionnels du cinéma. Le jour où l’on verra des festivals sur la place Kittani, et des sorties scolaires dans des salles de cinéma, ce jour-là je pense que l’on aura réussi notre objectif. Il faut sortir des espaces intérieurs et vulgariser toute forme d’art.

Dans votre film, il n’y a ni victime, ni bourreaux. Les personnages sont comme happés par quelque chose qui les dépasse, embarqués dans une seule et même galère…
Tout le monde peut être sa propre victime ou son propre bourreau. Lorsqu’on est pris dans un engrenage malsain, on ne peut qu’engendrer de la violence. Mon idée de base était de mettre en lumière la banalisation de cette même violence dans l’espace urbain. C’est une violence sourde qui s’installe petit à petit dans les rapports homme-femme. Voilà pourquoi j’ai choisi un jeune violeur, à la gueule d’ange. Le message que je voulais véhiculer à travers mon film est celui-là : l’histoire ne nous appartient pas, nous ne faisons que la subir.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre film est une condamnation sans appel de la gent masculine ?
Il y a au contraire beaucoup de tendresse pour les hommes. Si on a une lecture superficielle du film on peut croire effectivement que je mets la gent masculine sur la sellette. Mais le viol que j’évoque dans mon court métrage est un viol avant tout intellectuel que subissent les hommes et les femmes sans distinction aucune.
Paradoxalement, les meilleurs critiques que j’ai reçues concernant le film, viennent d’un public totalement étranger au monde du cinéma. Le plus beau message que j’ai reçu vient d’un jeune homme que j’ai rencontré dans la rue qui me disait que mon film était bien. Après, c’est vrai, je reste une femme qui ne peut que s’indigner contre le sort qui leur est réservé. Mais je veux avant tout explorer les rapports des deux sexes dans la ville. Pour moi, le vrai chapitre de ce film est celui du commissariat, et non celui du viol. Lorsqu’on ne rêve plus, et lorsqu’on est dépourvu de toute tendresse, il est là le foyer de la violence. C’est valable pour les hommes comme pour les femmes.

Vous deviez au départ travailler avec une actrice algérienne, mais c’est finalement la comédienne française Laetitia Eïdo qui incarnera brillamment le rôle de Myassa. Comment s’est faite son immersion dans un environnement qui lui était jusque-là étranger, et comment avait-elle pu dépasser ses incohérences linguistiques ?
Au départ, c’était Adila Bendimerad qui devait camper ce rôle. Et puis pour des questions de timing, cela n’a pas pu se faire. Le rapport du corps féminin à la ville me semblait l’enjeu essentiel que l’actrice devait relever en jouant le rôle de Myassa. Suite à ce fâcheux changement de programme, je me suis rabattue sur des actrices algériennes. L’une d’entre elles a été très honnête d’ailleurs en me disant qu’elle n’aimait pas mon scénario. D’autres au contraire, me disaient qu’elles l’aiment bien mais n’assumaient pas le regard de la société, parce qu’elles étaient mariées ou je ne sais quoi d’autre. Je suis finalement tombée sur Laetitia Eïdo qui est française et qui n’a pu venir en Algérie qu’à la veille du tournage. Contrairement aux acteurs algériens qui se sont appropriés les dialogues et les personnages, me faisant même des suggestions que j’ai prises en compte dans mon scénario, Laetitia, j’ai pris presque possession d’elle, et de son corps. Les difficultés linguistiques ont été particulièrement pénibles, puisqu’elle ne parle pas arabe, mais l’équipe l’a aidée et soutenue jusqu’au bout. J’ai donc adopté une façon de manager mes acteurs.

Pensez-vous que l’émancipation de notre société, gangrénée par les tabous de tous genres soit conditionnée par notre rapport à la sexualité ?
Je pense que c’est notre rapport au rêve et au désir qui nous permettra de nous affranchir de l’archaïsme et d’ainsi de nous émanciper. Beaucoup de jeunes ne peuvent s’empêcher d’éprouver de la culpabilité lorsqu’ils ont des relations sexuelles. Il y a un profond problème de légitimité du désir et du rêve. Mais cette frustration ne peut se dissiper aussi qu’en créant des conditions économiques et sociales favorables à l’épanouissement. L’évolution culturelle et sociale, l’ouverture d’espaces d’expression procureront aux jeunes une liberté intellectuelle d’abord, avant d’envisager une liberté sexuelle, car celle-ci suivra naturellement par la suite. Prenez l’exemple de la Tunisie, où sous l’ère Bourguiba, le statut de la femme était presque sacralisé. Le fait d’imposer une liberté telle qu’elle soit par le haut, c’est-à-dire par des lois, n’engendre pas pour autant des êtres émancipés.

La scène du viol est jugée cru et choquante par certains. Peut-être aurait-il fallu la présenter de manière suggestive, et éviter ainsi tout voyeurisme…  
Même si le viol est un acte de violence abominable, il est présenté dans mon film comme un acte ridicule, voire pathétique. J’ai voulu mettre l’accent sur « l’échec de la bandaison ». C’est un ratage ! Ce viol est à la mesure du ratage de notre système. Mais je tiens à rappeler que ce n’est pas une histoire de viol, mais une tentative de comprendre le ratage du viol. De plus cette jeune femme s’est faite violée dans la cage d’escalier, parce que l’ascenseur était en panne. Mais au fond c’est tout un système qui ne fonctionne pas.

On n’a pas l’habitude de voir des scènes de viol dans des films réalisés par des cinéastes algériens, comment le public algérien a réagi face à cette scène lorsque vous avez présenté votre film ?
J’ai eu des échos mitigés. Une femme dans la salle m’a dit que le fait de se faire harcelée moralement et physiquement presque quotidiennement c’était tout aussi violent qu’un viol. Il est clair que personne n’a envie de voir un viol sur écran à moins d’être sadique. Les gens pensent que lorsqu’un cinéaste réalise une fiction il doit obligatoirement raconter leur réalité. Or, ce n’est pas le cas ! Si on multipliait les images et les productions cinématographiques, le public ne serait plus dans cette attente ou dans l’idéalisation de ce qu’il voit à l’écran.

Vous êtes-vous autocensurée dans l’écriture de votre scénario ?
Pas une seconde, et j’espère avoir le courage et la chance de ne jamais m’autocensurer. Mais je donnerais quand même une copie à l’ENTV même si je sais qu’il n’y a aucune chance que mon film soit diffusé sur la chaîne nationale. Si tel est le cas, je demanderais que mon court métrage apparaisse en entier je refuse qu’il soit censuré.

Entretien réalisé par : Meriem Benslama       

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