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La montre affiche 22h45 quand Lamine Ammar-Khodja, cinéaste, sort de la salle de la Cinémathèque algérienne. Son dernier film, « Demande à ton ombre » vient d’y être projeté. Un débat eut lieu. Et l’émotion prit place au sein de la 11e édition des Rencontres Cinématographiques de Béjaïa. Récit.

Il était prévu, on le dit, que Lamine aurait quelques soucis avec l’administration. Passeport à renouveler. Lenteur de la situation. Paperasse toujours présente. Règle du jeu pour n’importe quel festival qui se respecte. Et puis, deux jours avant le début des festivités bougiottes, la nouvelle tombe. Lamine vient. Pourquoi s’y attarder ? Car le film n’a jamais épousé une salle algérienne, car il ne sera jamais diffusé sur la télévision algérienne (comme l’aime à le rappeler Omar Zélig, venu d’Alger pour modérer le débat), car il tutoie le spectateur, car il utilise le « je » pour mieux comprendre le « nous » ambiant. Lamine est là, bien présent, son film derrière, avec une certaine avance sur ses contemporains. Qu’on n’aime ou pas, on peut, il est certain que le film intrigue plus qu’il énerve, questionne plus qu’il réponde et doute plus qu’il rassure. Un cinéma qui interpelle ?

Ça tombe bien, c’est devenu le sacerdoce du président de cette manifestation cinoche, Abdenour Hochiche, qui prend plaisir à le signaler depuis le début de ces Rencontres, depuis toujours. 20h. Zélig prend le micro. Il valse avec les mots, ne reste pas sur place, et regarde Lamine. Très vite, il évoque le parcours de ce personnage atypique, son retour en Algérie après une huitaine d’années d’études, ses animations au sein du ciné-club de l’association Chrysalide, ses livres et disques ramenés et partagés avec son entourage, le fait qu’il ait voulu, à tout prix, (re)voir Alger, son quartier, ses potes, d’autres images associées à son passé, sans s’apitoyer sur la nostalgie. Prendre la mélancolie du présent, le sien, lui rajouter des bases artistiques et culturelles, et nous offrir une part de son intimité. C’est un peu ça « Demande à ton ombre ». Zélig termine son pitch.

Lamine n’a pas placé un mot. Tant mieux. Le film le fera à sa place. Il n’était que l’ombre de son égo, non surdimensionné, mais suffisamment palpable pour qu’aille ouvrir le grenier de ses souvenirs. 74 minutes plus tard, les lumières se rallument. Ovation. La première de ces Rencontres qui dure. D’emblée les questions du public fusent. Lamine : « Je suis conscient de ce journal intime, de certaines zones assez naïves comme le fait de souligner les révolutions tunisiennes et égyptiennes, de me montrer dans le plan, heureux que Ben Ali et Moubarak aient été dégagés. Mais je ne suis pas dupe, je savais que les choses étaient plus complexes que ça, je le sais, mais je voulais aussi partager avec le public ma part de naïveté. Je pense que c’est important. Puis je rends des comptes uniquement au cinéma. C’est ce qui m’intéresse. Comment parler de moi, avec le langage cinématographique, sans sombrer dans la thérapie, sans imposer mes points de vue, laisser suffisamment d’aération pour que le spectateur puisse se réapproprier mes plans, et se confronter à ma réflexion. Qu’il y ait un échange. »

« Demande à ton ombre », c’est le carnet du retour en pays natal d’Aimé Césaire, revu et réadapté par Lamine Ammar-Khodja. C’est de l’écrit sur des plans, c’est une forme de littérature qui épouse convenablement la configuration actuelle de fabrication de films. Toujours Lamine : « Kiarostami disait qu’avec la pluralité des caméras actuelles, avec le numérique, il est probable que la littérature – l’écrit – devienne un maillon important dans la fabrication du cinéma ». Voir « Demande à ton ombre », c’est ouvrir bel et bien un journal intime, avec des maladresses, des fautes d’orthographe, des pages blanches, des ratures, des envolées lyriques, et surtout, surtout, des annotations que l’on voit avec une distance naviguant entre bouleversement et incompréhension. Et c’est aussi ça qui donne au film sa dimension poétique. Exemple : quand Lamine entretient le parallèle avec les manifestations de janvier 2011 aux révolutions tunisienne et égyptienne, sa caméra prend possession des foules, qu’elles soient sentimentales ou surréalistes, et ce n’est pas chose aisée surtout que le mouvement peut donner une certaine redondance dans la réceptivité du spectateur.

Mais là où Lamine peut étonner autant qu’irriter, c’est dans la voix, la sienne, dans ses mots joliment choisis, et qui étoffent ce que l’on voit. Ça passe ou ça casse, et parfois le sentiment d’être en retard face à un film qui avance terriblement vite, rend cette même réceptivité assez gênante. Cette sensation d’être moins intelligent que le film, de croire que le réalisateur a toujours le dernier mot, qu’il est peut-être plus intelligent que son spectateur. On peut le croire en fonction des images, en non en fonction d’un jugement de valeur. « Demande à ton ombre », dans ce sens, intrigue. A ce sujet, Lamine est clair : « A aucun moment, je veux paraître plus ou moins, je montre un point de vue, le mien, et j’écris ce point de vue d’où le texte. Dire que j’ai une longueur d’avance, ce n’est pas forcément ça, le spectateur se réapproprie mes plans, mais j’ai le droit aussi, de lui faire partager mes doutes, et cela se retranscrit sur les plans que je réalise. »

Plus tard, après 45 minutes de débat, Zélig clôt le débat. Lamine est ému, ravi, ne s’y attendait pas. Plus loin, une spectatrice nous avoue : « Ce film me renvoie à mon quotidien algérois, à cette envie que je n’ai pas choisie, de regarder la ville, ma vie, de chez moi, ou avec mes amis, de ne pas être curieuse, car j’ai le sentiment d’étouffer, de perdre pied. Et quand je vois ce film, je suis comme Lamine, je pense au retour même si le départ est toujours dans mon esprit… » CQFD !

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