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    Inland

          réalisé par Tariq Teguia

Critiques > 23 mars 2009

critique du film Inland réalisé par Tariq Teguia

Deuxième tour de piste de Tariq Teguia, en bonne forme, moins d’un an après un premier long-métrage qui avait nécessité huit ans d’efforts pour faire irruption. A priori, ça ressemble à une bonne nouvelle.

Rome plutôt que vous, précédent et premier long-métrage de Tariq Teguia, n’était pas loin de s’achever quand ses deux personnages principaux, debout devant une carte géographique accrochée au mur, pointaient le trajet virtuel qui les ferait quitter l’Algérie pour rejoindre l’Europe. Mais le pays leur barrait le passage, les écrasait sous un empilement d’impossibilités et de menaces, les forçant à tourner sur eux-mêmes dans des zones sans nom. Moins d’un an après,Inland revient avec toute une pile de cartes qu’il déplie en même temps que ses nouveaux enjeux de territoire : ici, il s’agit de quadriller le pays, de prendre des mesures, de dessiner des tracés. En somme : d’épouser une surface. La topographie, c’est le métier de Malek, homme solitaire ayant quitté la ville d’Oran pour vivre aux abords du désert saharien. Un bureau d’études le réclame pour un projet qui traîne depuis des années : l’électrification d’une région reculée et potentiellement dangereuse, puisqu’elle a vu le meurtre de deux géomètres. Malek accepte le job en dépit des risques et se rend sur ces lieux abandonnés où ne vivent, dans des villages épars, que quelques bergers discrets. Il y trouve un sol miné, des installations ravagées par la vétusté, une population calfeutrée et, pour couronner le tout, une police hostile et autoritaire.

Inland reprend à son compte la marche entamée par Rome… dans un pays d’hommes qui attendent, où chaque construction, chaque habitation est détournée de son usage propre pour fournir un mur derrière lequel se cacher. Chaque anfractuosité, tout ce qui creuse ou pousse sur le sol, offre aux individus un abri des regards, un trou, une grotte où se terrer. De cette étrange situation naît un sentiment de menace permanente, de violence larvée, susceptible de surgir et d’éclater n’importe où. Dans ce guet-apens intégral, étendu à un pays tout entier, la tâche du topographe est problématique. Ce dernier doit se projeter sur un relief, se fondre dans un paysage pour, le découpant, en connaître la moindre parcelle. Il se livre, ni plus ni moins, à une sorte d’autopsie, une enquête sur le cadavre de ce qui, autrefois, vécut. Fourrant son nez dans tous les recoins, il serait alors bien étonnant – tant le « géo » se distingue mal de la « politique » – qu’il ne soulève quelque lièvre gênant, débusqué de son terrier. Malek ne tarde pas à subir les intimidations de la police locale, lui réclamant sans cesse des papiers qu’il ne peut fournir, opposant à toute perspective de changement l’inertie pesante de la mentalité villageoise. Mais ces empêchements ne suffisent pourtant pas à expliquer le retard que prend Malek dans son travail. Il semble que quelque chose demeure qui ne le satisfait pas, comme s’il ne pouvait pousser le quadrillage assez loin pour comprendre intimement le territoire, pour pénétrer le jeu de sa surface.

Malek se tient droit, son grand corps mince perpendiculaire à cette terre horizontale où tout le monde se couche. Et il ne tarde pas à le débusquer, son lièvre : il bute dessus. Un groupe de clandestins, certainement en route vers l’Europe, transite par la région. En fuite, traquée par la police algérienne, une jeune femme se réfugie dans le fruste baraquement qu’habite le topographe. Celui-ci décide alors de l’aider en la conduisant à la frontière du pays. Le film se change alors en road-movie (c’était déjà le cas de Rome…, mais au sein d’un espace clôt, ce qui conduisait à un parcours absurde), emprunte les routes poussiéreuses et traverse les étendues désertiques. Malek accomplit, par ce geste, ce à quoi ne pouvait aboutir son travail. Le nez dans le guidon du quadrillage, il ne pouvait faire l’expérience complète du territoire qu’en changeant de paradigme : le territoire ne peut se saisir que dans la mesure où en sort. Il lui faut, pour apercevoir quelque chose de l’Algérie, chercher à atteindre ses limites, ses zones frontalières, passer de l’autre côté et voir son pays en contre-champ. Cette rencontre, sous forme d’accident, le décolle du sol et de son attention exclusive au moindre caillou, trop immédiatement concret. Contraint dès lors à un travail d’abstraction, il chevauche le vecteur qui le conduit à l’extérieur de son étude et du pays, et l’autorisera à terme à poser un regard neuf sur eux. Inland rappelle cette belle chose qu’un pays ne se définit pas tant par la circonscription de sa surface mais plutôt par l’ensemble des voies qui permettent d’y entrer ou d’en sortir.

Les deux films de Teguia ne montrent que cela : la façon dont un lieu vous absorbe. Les puissances plastiques – alourdies parfois par quelques mignardises ornementales - mises en œuvre pour filmer l’espace algérien abondent en ce sens. Bien souvent, les personnages se trouvent plaqués sur des surfaces unies qui les englobent complètement. Qu’il s’agisse d’un mur peint en rouge ou de la blancheur sale d’un ciel couvert, les êtres nagent dans la couleur, jusqu’à s’y noyer, tant son immensité les englobe. L’usage fréquent de surexpositions contribue à résorber toute profondeur, à tout immerger dans une blancheur unie et totalitaire. C’est un poids qui pèse sur les épaules des hommes, une frontalité d’écran interposée entre eux comme pour leur adjoindre de force un espace mental, une nouvelle surface sur laquelle rien désormais ne peut plus se projeter. Le « décor » algérien apparaît ainsi comme une forêt de murs, un enchevêtrement de surfaces, faisant écran. Nous l’avons dit : un écran a toujours quelque chose à cacher, son rôle est de détourner l’attention sur une image vide pour dissimuler ce qui se trame dans son dos, en face de nous. En Algérie, une cloison vaut pour tout ce qui se cache derrière, ces hommes et femmes qui se dérobent à la vue et attendent : l’occasion de fuir ou d’attaquer, le passage de la mort, le long déroulement du silence. Façon de dire, également, à quel point les perspectives sont obstruées, dans cette purée de poix si saturée qu’on n’y voit pas à dix mètres. On respire le temps d’une danse, dans un garage en pleine nuit, ou au détour d’une réunion politique – auxquelles participe la femme de Malek – où l’on réclame un « mouvement démocratique et dionysiaque », un appel passionné à la vie comme pour affirmer en creux comment le quotidien, ici, n’entretient plus aucun rapport avec elle.

Inland partage avec le dernier film de David Lynch (INLAND EMPIRE) un peu plus qu’une moitié de son titre. Chez Teguia, l’usage de la vidéo basse définition repiquée sur pellicule 35mm, contribue tout autant à amollir les contours qui distinguent habituellement les êtres des choses qui les entourent. Un léger brouillard de bordure tend à tout confondre, quand l’usage du flou ne radicalise pas, par moments, cette impression. Ces drôles de noces entre le numérique et la pellicule ne se contentent pas de mettre l’image à plat, mais forment en elle une sorte d’amalgame compact de tous ses éléments. Les formes se touchent, se tiennent et s’échangent en permanence. La différence, sans disparaître, s’estompe doucement entre le soi et le non-soi, entre l’intérieur et l’extérieur. Les corps et les choses reposent ou évoluent dans une légère déformation perceptive, un délicat voile d’indistinction, un début d’ivresse – ou plutôt la fin d’une gueule de bois. C’est la transcription plus ou moins directe d’un état de psychose qui travaille les sujets des deux films : une porosité entre les mondes et les différents étages de la réalité. Dans INLAND EMPIRE, la psychose de l’actrice interprétée par Laura Dern faisait surgir du fond de son être un pays entier, un paysage déconnecté, celui de la Pologne. Dans Inland, la concentration du topographe sur une parcelle de terre, déconnectée elle aussi, soulève du sol le corps d’une immigrée clandestine. Mais cette fois, c’est la psychose d’un pays entier qui pousse à cette étrange confusion entre les êtres et leur décor : il faut s’y fondre, s’y noyer, disparaître, pour ne pas subir les foudres des autorités (ou des fondamentalistes). On retrouve là l’état de psychose définit par la dramaturge anglaise Sarah Kane [1] : cet instant à partir duquel on ne sait plus où l’on s’arrête et où commence le monde. Toute action sur lui devenue impossible, il ne reste plus alors qu’à s’y terrer.

Mathieu Macheret

Notes

[1] Notamment dans sa pièce 4.48 Psychose.


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• Rome plutôt que vous – édition DVD, réalisé par Tariq Teguia, par Arnaud HéeMathieu Macheret

 
 
Inland (GabblaAlgérie, France, 2008). Durée : 2h18. Réalisation : Tariq Teguia. Scénario : Tariq Teguia, Yacine Teguia.Image : Nasser Medjkane, Hacène Aït-Kaci. Son : Mathieu Perrot, Kamel Fergani. Mixage : Myriam René. Montage : Rodolphe Molla, Andrée Davanture. Musique : Ina Rose Djakou. Production : Tariq Teguia et Yacine Teguia (pour Neffa Films). Co-production : Philippe Carcassonne et Christophe Audeguis (pour Cine@), Le Fresnoy Studio National des Arts Contemporains.Interprétation : Abdelkader Affak (Malek), Ina Rose Djakou (la fille), Ahmed Benaïssa (Lakhdar), Fethi Gharès (l’activiste)
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