Viva Laldjérie, premier film de "l’après-guerre" ?

Historien, sociologue, spécialiste de l'Algérie où il est né, Benjamin Stora a publié une vingtaine d'ouvrages, dont "La Guerre Invisible, Algérie, années 90" Il s'entretient ici avec Nadir Moknèche de leur pays qui à l'image de Goucem, l'héroïne de "Viva Laldjérie", veut se sauver lui-même.

Benjamin Stora : Goucem, le personnage central de Viva Laldjérie, veut exister pour elle-même. Essaye de se sauver elle-même.

Nadir Moknèche : Goucem est le fruit de l’Algérie socialo-islamiste et de la télévision par satellite. Elle a grandi en réaction aux contraintes, aux principes, aux fausses espérances. Elle oscille entre désir de normalité et désir de transgression, sort dans la rue voilée et dévoilée. Elle vit mal sa sexualité libérée. Elle ne sait pas ce qu'il faut faire. Elle est tout simplement paumée. Ce qui n'est d'abord pour elle qu’une situation de porte-à-faux, déclenchée par un banal mensonge d'amant, devient tout à coup un vertige. Pourquoi dit-elle "non" à ce mensonge qui n'est pas le premier ? Caprice ou pressentiment ? Quoi qu'il en soit, elle dit "non", et dire "non" c'est commencer à dire "je", et se rendre compte que son "je" est vide, qu'elle n'a qu'une identité de surface.

BS : Papicha, personnage étrange et généreux, avec sa voix envoûtante et ses danses, ses situations cocasses et tragiques, c’est un peu l’univers de Pedro Almodóvar.

NM : Biyouna rêvait d’un rôle comme dans Talons Aiguilles. Un soir en quittant le Caracoya, un restaurant du centre d’Alger, une voiture s’arrête devant nous, un inconnu tend à Biyouna des photos d’elle quand elle était danseuse au Copacabana. Photos qu’on voit dans le film au moment où Papicha retrouve “Le Rouge Gorge”. C’était un photographe des cabarets d’Alger. Il avait décidé de donner leurs photos à toutes les danseuses qu’il a photographiées. Quant au nom “Papicha”, à l’origine, il signifiait mère maquerelle, et depuis quelques années le sens a dévié pour signifier une jeune fille belle et libérée. Biyouna, véritable icône populaire, a été surnommée ainsi, non sans humour, par la rue.

BS : Biyouna et Papicha sont donc un seul et même personnage ?

NM : Elles n’ont en commun que la danse et la vulnérabilité. Contrairement à Papicha, Biyouna, malgré les menaces de mort qu’elle a reçues des islamistes, reste violente, provocatrice, irrévérencieuse. Papicha, elle, a perdu toute attache en perdant son mari, son public, et toute sécurité en perdant sa maison. Elle est quasiment devenue la "fille de sa fille". Dans cette dépendance totale, elle ne peut que se raccrocher à son bonheur passé quand elle était danseuse de cabaret. La crise de sa fille fait qu'elle se retrouve abandonnée à elle-même. Comme un oiseau dont on a laissé ouverte la porte de la cage, elle saisit ingénument cette occasion pour faire de sa nostalgie un rêve, puis de ce rêve une nouvelle vie.

BS : “Viva Laldjérie” est un film des villes, de citadins, de circulation. Alger est un personnage du film avec ses contradictions : cabarets, bars, mosquées, immeubles Napoléon III, maisons mauresques, escaliers interminables. Une ville toujours très belle, très haute, sans soleil, froide et glacée, plus proche des Balkans que du Maghreb ?

NM : Depuis l’indépendance, Alger est une ville pratiquement sans représentation d'elle-même, toujours en déficit d'images contemporaines. L’autoportrait de référence reste colonial ou folklorique. Il a fallu que j'ouvre un Guide Bleu dans une bibliothèque parisienne pour éprouver ce choc de voir Alger dessinée en entier. Pour la première fois de ma vie, je voyais un plan de ma ville. Chose inexistante sur place. Pour des raisons de santé, je suis né à Paris en 1965, et je suis retourné à Alger à l’âge d’un mois. On peut dire que je suis un produit de l’Algérie indépendante, l’Algérie de Boumediene et de Chadli, de l’arabisation (j’ai appris le français à l’âge de 9 ans) et de l’Islamisation. J’ai même été pratiquant, puis j’ai commencé à vouloir militer dans les mouvements démocratiques lors du Printemps berbère en 1981, j’avais 16 ans.

BS : Vous êtes issu de ce mélange compliqué qu’est le socialisme arabe et le nationalisme religieux. Pendant le débat sur la charte nationale, la révolution agraire, l’apogée du régime de Boumediene, vous aviez donc une dizaine d’années ?

NM : Vous voulez dire, à l’époque des pénuries d’approvisionnement : aller chercher du lait et ne trouver que des bananes. Aux élections sur la charte nationale (en 1976, j’avais 11 ans), j’accompagnais ma mère au bureau de vote ; dans l’isoloir, je lui avais proposé de voter Non. Elle m’a giflé de peur qu’on ait été vus par l’oeil de Moscou à l’époque de la paranoïa soviétique du régime. C’est une ville profondément méditerranéenne, et comme beaucoup de villes en Espagne ou dans les Balkans, on trouve une architecture européenne et musulmane (arabe ou turque). La lumière hivernale, les traces de guerre, le paysage vert, l’autoroute, les constructions inachevées, la cité olympique (copie de celle de Budapest), rappellent l’Europe de l’est. C’est le Alger d’aujourd’hui.

BS : Une ville en amphithéâtre, où circule un cortège dionysien. Cortège d’une noce qui passe au-dessus d’un immeuble-pont. Des vivants au-dessus d’autres vivants. Pour finir par conduire Fifi à la mort, au son des tambours et du hautbois. Fifi, dont le Saint-Georges n’a pas terrassé le dragon. Une “Marie Madeleine”, sacrifiée sur la place des Martyrs. Il y a là de la tragédie grecque et du martyr chrétien : Pasolini rôde ?

NM : C’est vrai qu’il rôde : la plage, le corps de Nadia Kaci dont la beauté rappelle les madones de Raphaël, les deux policiers fumant une cigarette, tout cela évoque Pasolini gisant sur la plage d’Ostie. Au fil de mon apprentissage, je suis devenu profondément méditerranéen.

BS : Vous êtes né à Alger ?

NM : Mon père, peintre en bâtiment, est mort d’un accident de travail en 1968, et ma mère a été standardiste depuis 1965 à la Grande Poste d’Alger. Avec trois enfants à charge, elle était aussi tricoteuse à la maison. J’ai vu défiler toutes sortes de clientes qui racontaient leur vie.

BS : Votre film est un hymne aux femmes, avec leurs déambulations dans un univers terriblement masculin, une dénonciation de la lâcheté des hommes : on pense alors à Kateb Yacine, rebelle jusqu’au bout. Peut-on dire que cette enfance est à l’origine de cet hymne à la beauté et à la force des femmes ?

NM : Peut-être. Une chose est sûre, mes personnages sont des gens que j’ai croisés au moins une fois. Au-delà d’un travail de documentation classique, la chanson algérienne, forme essentielle d’expression populaire, est pour moi une source importante. Le Raï, entre autres, dont le sens premier signifie “jugement et coup d’oeil personnel”, est la musique des marginaux. Chanté et enregistré sur cassettes en direct dans les cabarets, et commercialisé dans tout le pays, le Raï est devenu un genre national, contrairement aux autres musiques qui restent régionales. Le chanteur Cheb Abdou fait un tabac avec : “j’aime un policier, mais son coeur est pour un prisonnier” ; ou la chanteuse Cheba Djenet avec : “je ne bosse pas pour les proxénètes.”

BS : C’est l’Algérie d’après 1988 : l’explosion démocratique, l’effervescence des paroles, la naissance de la presse indépendante avec une liberté de ton rare, et cette jeunesse qui à la fois aspire à plus de liberté et en même temps se débat avec les interdictions, les privations, les difficultés de la vie quotidienne montrées dans le film, et le surgissement des forces religieuses fondamentalistes. Vous aviez participé aux émeutes de 1988 ?

NM : J’habitais déjà à Londres depuis un an. Je suis rentré à Alger en janvier 1989. Il y avait cette explosion de liberté tous azimuts, et de l’autre côté, en face, un mouvement islamiste très puissant. J’ai assisté aux sorties de mosquée massives, femmes et hommes en tenues venant d’Iran, d’Afghanistan et d’Arabie Saoudite. Je voyais l’arrogance d’une force nouvelle qui apparaissait au grand jour. Deux projets de société diamétralement opposés ne pouvaient pas cohabiter. C’était aussi la fin du consensus sur un peuple, une langue, une religion. En octobre 1988, l’armée nationale populaire avait tiré sur le peuple. L’Algérie tuait ses enfants. Le mythe se brise, l’Algérie devient un pays comme un autre. A ce moment-là, je commence à penser par moi-même, en individu qui n’endosse plus les préjugés de sa société. Un homme maître de son destin.

BS : Ne craignez-vous pas qu’on vous reproche de ne pas montrer les massacres, les milliers de morts du terrorisme ?

NM : Tout le monde sait qu’il y a eu des massacres barbares en Algérie. On a tous vu des images à la télévision d’enfants égorgés. Se mettre à expliquer ? Montrer des méchants qui tuent, et des gentils qui pleurent ? Aujourd’hui réaliser un film sur le terrorisme, alors qu’on vient, peut-être, à peine d’en sortir, reste une idée. Un film est du domaine du sensible, en tout cas pour moi. Comme toute société qui traverse ce genre d’épreuves, dans un premier temps, elle veut oublier, elle veut vivre. Vous avez parlé des néoréalistes italiens de l’après-guerre, et d’Almodóvar, le cinéaste de l’après-franquisme. Ces cinéastes ont montré l’envie de vivre, révélé la riche, multiple et profonde humanité des Italiens et des Espagnols. Pourquoi ne pas révéler celle des Algériens ?

BS : Dans 20 ans, on fera des films sur la guerre de l’Algérie. C’est normal, il faudra se rappeler, tirer des leçons. Pour un historien comme moi c’est un paradoxe de dire qu’il faut à un moment donné travailler sur l’oubli. Montrer l’oubli. Les historiens doivent aussi s’attacher à montrer une société qui est dans l’oubli, l’oubli d’elle-même sinon elle meurt. Une société qui vivrait tout le temps dans le ressassement de la guerre serait une société morte. J’ai vu Viva Laldjérie comme le premier film de l’après-guerre, avec des gens qui résistent parce qu’ils vivent tout simplement. Le bilan du fondamentalisme politique et religieux est tiré : le fait que les gens vivent.

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