Viva Laldjérie par Nadir Moknèche
FEMMES EN CAGE
Jamais au cinéma la ville d’Alger n’avait fait l’objet d’un tel portrait, d’une approche aussi originale. Loin des clichés parfois véhiculés par la presse où le pathos trouve toujours bonne place, la capitale nous dévoile une face peu connue et particulièrement captivante, capable de marier lutte de chaque instant et quête de liberté. Ici, les femmes laissent courir leurs désirs, pudiquement dissimulées sous leurs djellabas retirées une fois la menace de la rue disparue. Mais elles ne sont pas les seules à défier la mainmise islamiste car chacun tente d’exister et de vivre sa différence. On y croise des femmes androgynes, des travestis, de jeunes garçons en quête d’un plaisir homosexuel, et même une prostituée insouciante que l’absence de méfiance perdra. Cette lutte n’est pas dénuée d’humour et de dérision ; aussi, l’ambiance n’est pas sans rappeler les premières œuvres débridées d’un Pedro Almodóvar qui aurait traversé la Méditerranée et retrouvé la vigueur de ses croyances.
Même si le montage peut témoigner d’une certaine sécheresse et le scénario étouffer sous les multiples ambitions testamentaires, Viva Laldjérie offre quelques beaux portraits de femmes, dont celui de Goucem (Lubna Azabal, remarquable et remarquée dans Loin d’André Téchiné), jeune femme émancipée et indépendante, et de sa mère Papicha (Biyouna), ancienne danseuse de cabaret, hantée par le souvenir de sa gloire passée. Chacune d’elles poursuit son chemin, avec ou sans présence masculine, loin des « hommes barbus » qu’elles redoutent tant. Partagées entre l’espoir d’un recommencement et l’insupportable résignation, elles se heurtent plus d’une fois aux murs invisibles de la morale religieuse qui ne laissent aucune place à la femme. Mais Goucem a cette « chance » de ne pas être poursuivie par son passé, de n’avoir rien à perdre, pas même sa dignité. Elle cherche le bonheur autant qu’elle le fuit, refusant les avances d’un garçon sympathique tout comme elle s’abandonne aux plaisirs sans lendemain. Son cheminement n’est pas vain et va peu à peu l’éveiller à la douleur, l’aider à regarder de face le dysfonctionnement d’un pays qui se soucie peu de laisser un corps dans une morgue inondée sous prétexte qu’il est celui d’une prostituée.
Au-delà de l’exercice du portrait, Viva Laldjérie a aussi la vocation de régler intelligemment quelques comptes avec la France qui n’a pas encore appris à reconnaître les méfaits de sa colonisation tardive et de l’interminable guerre qui s’en suivit au début des années 60. Les profonds regrets de Papicha rappellent la disparition d’une certaine liberté individuelle dès lors que la France a abandonné les Algériens à leur sort, peu soucieuse de leur offrir un modèle politique stable après maintes années d’occupation et de domination. Déçue de la place aujourd’hui réservée aux artistes, elle affirme pourtant ne pas vouloir faire le moindre honneur à la France. Elle n’a pas oublié, à la grande différence d’un des jeunes homosexuels qui, ne connaissant que l’oppression, ne rêve que d’exil vers l’Occident.
Le film révèle avec une certaine finesse cette rupture intergénérationnelle, entre les anciens qui souhaitent encore croire à un juste retour des choses, et les plus jeunes, hantés par le désespoir, que seule la fuite de leur pays motive à vivre. Et pourtant, à l’image de la dernière scène, Goucem accepte enfin qu’un homme de son âge s’installe avec elle dans le même plan ; elle engage même la conversation, fume une cigarette, acquiert une assurance et une sérénité qu’on ne lui connaissait pas. Le dialogue et l’échange, une solution ? Nadir Moknèche a manifestement tout compris.
Clément Graminiès
Images © Les Films du Losange
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