PAUVRE EN SUCRE

Le Thé d’Ania

réalisé par Saïd Ould-Khelifa

Critiques > 3 mai 2005

critique du film Le Thé d'Ania, réalisé par Saïd Ould-Khelifa

Brûlant et douloureux, Le Thé d’Ania est, contrairement à la recette traditionnelle, pauvre en sucre. Les quelques gouttes de douceur versées par Saïd Ould-Khelifa dans son drame s’évaporent dans une Algériecontemporaine consumée par la terreur.

 

Mehdi est un écrivain qui vit seul reclus dans son appartement d’Alger. Paralysé dans les angoisses quasi-primales d’une bête traquée, piégé dans un mutisme aux frontières de la folie, ses seules compagnes sont ses bouteilles d’alcool, une horloge, et les papiers suspendus à des fils à linge, témoins de sa détresse humaine et de ses pulsions passionnées. Par sa fenêtre il observe Ania. Elle porte des robes colorées, parfois accroche son regard et lui sourit, souvent lui dépose du thé devant sa porte. S’il la rejoint dans cet autre monde, juste en face, il pourra peut-être libérer sa parole.

Tels les aphorismes peints avec la grâce d’un calligraphe par Mehdi sur ses murs, toujours cachés par l’acteur ou inachevés par le personnage, le film de Saïd Ould-Khelifa reste vaguement inaccessible. Le journaliste et homme de théâtre nous propose certes une réalisation extrêmement soignée, basée sur les profondeurs de champ, le jeu du cadrage, une très belle lumière et les reflets dans les miroirs. Mais cette volonté d’esthétisme est étayée par une narration économe, confuse. La mise en scène pointe alors des symboles dont le sens échappe au spectateur, chez qui, hélas, s’installe une impression de lourdeur. Dialogues taciturnes, longueurs des scènes, relations entre les personnages obscures, même si le réalisateur tente de donner du corps à la psychologie des êtres en jeu (par le biais de scènes de cauchemars ou de souvenirs par exemple), jamais l’on n’accède pleinement au sens profond de l’action.

Car le contexte politique du récit, une Algérie ravagée par le terrorisme intégriste d’un côté, la violence d’un État répressif de l’autre, n’est suggéré que par une seule phrase, mise en exergue, « Après 150 000 morts et des milliers de disparus... ». Suis-je vraiment la seule à ignorer la cause de cette hécatombe ? L’on a tous en tête les échos lointains d’un massacre à Blida ou d’exécutions sommaires à Oran, mais qu’en est-il actuellement ? Accaparés par l’élection d’un pape ou l’envol d’un avion, les médias oublient les horreurs quotidiennes qui se trament dans un pays frère. Pourtant, la secrétaire de Medhi au service des décès d’Alger égrène, chaque jour, d’un ton sec et froid forgé par l’habitude, les victimes : journalistes, mères de famille, instituteurs... L’aberration est insoutenable : nous avons à nos fenêtres une terre qui a été française plus d’un siècle et qui n’intéresse personne, sauf en matière de football.

En prenant le parti de l’approche émotive plutôt que didactique, Saïd Ould-Khelifa reproduit inconsciemment la situation réelle. Le spectateur, comme le citoyen, est obligé de s’accrocher, de faire son bout de chemin de son côté pour combler ses carences fondamentales. On découvre alors, en cherchant, que sous couvert de « lutte anti-terroriste », les autoritésalgériennes usent contre les opposants (de gauche, islamistes ou berbéristes) de techniques de torture innommables apprises des troupes françaises elles-mêmes pendant la guerre [1]. Cruelle ironie. De l’autre côté, les groupes armés islamistes terrorisent les foules et massacrent des populations entières. « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » se demandent Aragon et Mehdi.

Pas étonnant, dès lors, que l’image la plus marquante du film soit celle du visage crispé de Miloud Khetib, reflet tuméfié de l’indicible qui ronge son personnage. Peu de choses apaisent cette vision. Ni les yeux de biche d’Ariane Ascaride, qui reprend avec bonheur son rôle-type de Jeannette du film de Guédiguian. Ni la poésie de l’accordéon diatonique de Marc Perrone. Ni même l’incroyable photogénie de la ville d’Alger, sublime, révélée l’an dernier par Nadir Moknèche dans Viva Laldjérie.

Il est d’ailleurs à saluer ces réalisateurs (dont Tony Gatlif avec Exils) qui, depuis quelques années, nous apportent des images de l’Algérie actuelle. Ils aident à donner une consistance, une existence même, à une nation dont les racines s’entremêlent aux nôtres et avec qui, comme avec Ania sur le balcon d’en face, une vraie rencontre produirait enfin quelques sourires.

Marion Defaut

Images © Héliotrope Films

Notes

[1] cf. 32ème session du Tribunal permanent des peuples, saisi par le Comité Justice pour l’Algériewww.algrie-tpp.org


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Le Thé d’Ania (Algérie, France, 2004). Réalisation : Saïd Ould-Khelifa. Scénario : Saïd Ould-Khelifa, Lou Inglebert. D’après : le roman Sommeil du mimosa d’Amin Zaoui. Image : Marc Koninkcx. Son : Kamel Mekesser. Montage : Jean Dubreuil. Musique : Marc Perrone. Production : Yvon Davis (pour Agat Films). Interprétation : Miloud Khetib (Mehdi), Ariane Ascaride (Ania), Rym Takoucht (Djamila), Djamel Allam (Rachid), Rachid Fares (Zapata), Sonia Koudil (Saloua), Abdelkader Bouaiche (Krimo), Achour Raïs (l’appariteur)... Distribution : Héliotrope Films. Sortie : 4 mai 2005.
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