La Traversée par Élisabeth Leuvrey
ENTRE-DEUX
Alors que la mer se déroule sous la coque du bateau et que l’on s’éloigne d’un port pour se rapprocher d’un autre, des groupes se forment, des pensées font surface. Certains racontent leur difficulté à se sentir à l’aise au « bled », dans ce pays que leur famille dit être le leur, leur impossibilité d’y rester plus de quelques jours ou semaines. On parle d’intégration, du regard des Français « de souche ». Mais ce sont aussi les souvenirs qui resurgissent : ceux des anciens qui ont abandonné leur famille pour aller travailler en France, avant l’ère du regroupement familial ; ceux des fils qui ont langui de leurs pères. Et l’avenir : un Lyonnais d’origine algérienne qui rentre en France avec une nouvelle épouse tente de lui décrire ce qui l’attend de l’autre côté.
Les échos et écarts entre ces différents personnages, les contrastes entre leurs façons de s’exprimer, leurs différents liens avec l’histoire des relations franco-algériennes : une cartographie se dessine, celle de l’entre-deux, de ce qui déborde une prétendue « identité nationale ». Élisabeth Leuvrey évite pourtant tout effet de catalogue, ne serait-ce que parce que chaque conversation se démarque par sa tonalité et son contexte propre. Chacune est déterminée par la relation spécifique au sein de laquelle elle naît : entre deux petites filles, au sein d’un groupe d’hommes, entre une mère et sa fille, entre un homme mûr et une jeune femme qui viennent de se rencontrer… La caméra est là comme une tierce personne silencieuse, proche et alerte mais jamais intrusive, pour recueillir ces paroles assez extraordinaires de sensibilité. Cette matière, Élisabeth Leuvrey l’a non seulement soigneusement sélectionnée mais aussi habilement brodée. Elle parvient ainsi à nous faire sentir ce que ces différents personnages ont peut-être en commun – plus qu’une double appartenance qui prend en réalité des formes très diverses : une certaine mélancolie, une sentiment d’incomplétude, mais aussi un point de vue distancié et lucide sur sa propre identité.
La réalisatrice, elle-même née en Algérie, aurait pu prendre part aux échanges. Elle s’en abstient et préfère laisser naître les conversations telles (ou presque) qu’elles le feraient sans la présence de la caméra. Il semble en effet que le bateau, en tant qu’espace à la fois isolé du monde et partagé par tous les voyageurs, agisse comme un catalyseur. En tant que non-lieu, il permet à ses occupants temporaires d’exprimer sans détours leur nature paradoxale – chez eux dans deux pays différents / chez eux nulle part. La caméra explore par moments cet espace circonscrit et anonyme, marquant la relation de dépendance qui existe entre les paroles échangées et le cadre qui leur permet de naître. Elle ne quittera jamais cette bulle neutre pour mettre pied à terre : ce que chacun devient une fois arrivé à bon port, c’est encore une autre histoire.
Olivia Cooper Hadjian