La pédagogie comme négation du cinéma !
Le film documentaire indépendant, « Merci pour la civilisation ! » coréalisé par Nazim Souissi et Zineb Merzouk, a été présenté vendredi dernier à l’Espace Plasti, en présence des réalisateurs.
René Vautier, le cinéaste citoyen, a publié une vidéo troublante intitulée « Qui sont les barbares? » où, assis à son bureau face à la caméra, il lisait une série de documents d’archives datant des années 1800 rendant compte des premières expéditions coloniales en Algérie après la « conquête » de 1830. On écoute alors des atrocités de tous genres commises sur la population où le sadisme n’a d’égal que la gratuité des crimes. Vautier lit également des notes de militaires français qui, à la découverte de l’Algérie, décrivent un pays verdoyant et une population quasi-totalement lettrée…
Dans « Merci pour la civilisation ! », Nazim Souissi et Zineb Merzouk reviennent sur cette même période et reproduisent le même discours, dans un documentaire qui assène des vérités historiques, des gravures d’époque et des interviewes d’historiens et de chercheurs, se succédant au son d’une voix off narrative, pédagogique. L’évocation de la vidéo de Vautier ci-dessus est un simple rappel qu’il y a une différence primordiale entre la communication d’informations historiques et la réalisation d’un film documentaire. La démarche didactique et la volonté de partager le contenu de ces documents récoltés dans les bibliothèques de France, ont poussé René Vautier à tourner une simple vidéo qu’on peut consulter librement sur Internet. Ces mêmes informations, difficiles à traiter autrement, ont pourtant convaincu Nazim Souissi et Zineb Merzouk d’y consacrer un film documentaire.
Mais au-delà de leur importance capitale et de leur valeur historique, la manière dont les deux réalisateurs les ont abordées, exclut tout soupçon de cinéma, tant la caméra se fige sur une succession de documents et de gravures décrivant vaguement les événements et sur des intervenants évoquant et analysant cette période. On a très vite la nette impression qu’il n’est pas indispensable de « regarder » l’écran puisque tout ce qu’il y a à savoir ou à apprécier se trouve dans le texte lu par la voix off ou dans les déclarations des personnes interviewées. L’intérêt historique indéniable de ce « document filmé » n’arrive malheureusement pas à compenser l’absence criarde du moindre discours cinématographique. Au final, « Merci pour la civilisation ! » est un film à regarder les yeux fermés et les oreilles grandes ouvertes, celles-ci étant destinées à recevoir et à imprimer passivement une somme impressionnante de données, en éprouvant ce sentiment satisfaisant face à cette énième « confirmation » de l’ignominie coloniale.
Ce qui ampute le spectateur de son sens critique et lui enlève toute liberté d’analyser le propos du « film » puisque tout est dit, parfois ressassé, tout est démontré, voire étalé, si bien qu’on sort de « Merci pour la civilisation ! » avec l’engourdissement d’un élève qui vient d’assister à un cours certes enrichissant, mais long et fatigant. Nazim et Zineb sont, effectivement, tombés dans le piège du professeur assénant à son amphi une avalanche d’informations sans vie, sans le moindre échange ni débat avec ses étudiants. Or, lorsque le cinéma se contente de marteler des certitudes et d’interdire, sciemment ou inconsciemment, toute volonté de revisiter le propos, il devient un outil pédagogique, une simple illustration vaguement imagée d’un discours immuable. La démarche de Nazim Souissi et Zineb Merzouk n’est cependant pas une anomalie dans la pratique du documentaire en Algérie ; elle fait partie d’un climat général de confusion entre le film documentaire et le reportage télé, entre une caméra enregistreuse et un traitement cinématographique du propos, entre « Arte » et une salle obscure !
Sarah Haidar