«Il ne faut pas niveler la langue par le bas»
Béatrice Sprunger, comédienne suisse
Comédienne suisse d’origine roumaine, Béatrice Sprunger vient pour la première fois en Algérie, invitée par le Festival “Raconte-arts” dont la dixième édition se clôture mardi prochain. Son monologue “Je suis debout”, écrit par Alice Zeniter, a été joué devant un public nombreux à l’école primaire d’Aggouni-Ahmed à Ath Yenni.
Algérie News: Votre monologue est marqué par une densité et une complexité littéraires assez soutenues. N’aviez-vous pas peur que cette prose foisonnante n’empiète sur le jeu proprement théâtral?
B. Sprunger: Non, bien au contraire. Plus le texte est riche, plus on peut s’amuser dans le jeu et chercher la meilleure manière de le faire entendre. Si le texte est plat, je trouve qu’il est plus difficile à jouer. Avec “Je suis debout”, il y a quelque chose d’assez jouissif, il y a également de l’humour… En fait, c’est écrit comme une espèce de puzzle et c’est sur la fin qu’on comprend vraiment ce qui se passe. Je ne m’estime pas particulièrement douée en écriture ; par contre, j’adore me mettre en vecteur, m’approprier l’écriture de quelqu’un d’autre, essayer de palper l’âme de l’auteur. C’est un mariage entre tout cela et ce qu’on est. Par la suite, on essaie de le faire le plus ouvertement possible pour que chacun puisse prendre ce qu’il veut.
Au-delà du traumatisme de cette femme, il y a dans votre monologue une critique acerbe de la société moderne. Y dénoncez-vous la dépersonnalisation de l’individu?
C’est une horreur ! Je trouve qu’effectivement, on se désensibilise d’une manière très violente. Contrairement à votre pays où l’on parle beaucoup de solidarité, chez-nous, ce n’est pas toujours évident. Il est vrai que cela existe, qu’on s’organise entre groupuscules, mais disons que devant quelqu’un qui se fait agresser, la majorité des gens vont sortir un téléphone portable pour filmer au lieu d’appeler les secours! Pour moi, c’est ce petit truc là qui ressort quand Alice écrit “Nos artères sont des kits mains-libres et le coeur est un petit I-Pod Shuffle”… C’est la division. Et certains se prennent vraiment pour des machines. Cependant, je refuse de croire que l’avenir appartiendra à des machines car je pense qu’on est quand même nombreux à lutter contre cela. D’ailleurs, un des rôles de la culture consiste à réveiller l’humanité chez les gens, de rappeler que d’où qu’on vienne et quelles que soient nos histoires, on a des choses qui nous relient, sans avoir besoin de parler la même langue puisque nous avons tous des tripes, un coeur, une âme et que cela est absolument universel…
La dramaturgie et la force littéraire du texte ont été quelque peu déteriorées par le dénouement du monologue puisqu’il résoud le mystère du récit. Ne pensez-vous pas que l’explication porte atteinte à l’art?
On découvrira, certes, ce qui est arrivé à cette femme mais on ne saura pas ce qui s’est réellement passé. Le mystère reste quand même présent. Par ailleurs, je pense que pour Alice, ce n’était pas facile de me diriger en tant que comédienne. On a fait plusieurs essais et on est resté au début sur quelque chose de plus distant. Le seul moment où l’on comprend un peu ce qui s’est passé, c’est à partir d’une seule phrase que je prononce…
Beaucoup pensent ici que le théâtre doit être “lavé” de sa réputation d’art élitiste et qu’il doit aller vers le peuple avec le langage de ce dernier. De ce fait, ils sont opposés à ce théâtre littéraire et complexe dans lequel semble s’inscrire votre monologue. Qu’en pensez-vous?
Je pense que ce débat a déjà existé en France également mais aujourd’hui, il y en a vraiment pour tous les goûts: autant de pièces qui usent de vocabulaire de rue, autant il y a de jeunes auteurs qui écrivent dans un langage soutenu. Personnellement, j’estime que la langue est riche et que c’est dommage de la niveler par le bas, qu’il ne faut pas prendre les gens pour des bœufs. Quand on voit le désastre de ces jeunes qui ne savent plus écrire correctement à cause de l’écriture texto, c’est déjà assez regrettable comme ça ! Je pense que le théâtre peut se vulgariser aisément mais pas en coupant forcément dans la langue; cet art a toujours puisé dans la culture du peuple. Vous avez Kateb Yacine dont le théâtre parle de la rue avec un langage de théâtre et ça ne veut pas dire que l’homme de la rue ne peut pas le comprendre. Nous avons fait des tests dans le sillage de cette question: nous avons organisé des ateliers avec des ados, animés par des auteurs comme Xavier Duringer dont l’écriture est populaire, mais nous avons également pris du Shakespeare traduit dans un français assez soutenu… En fin de compte, nous avions eu une réaction très étrange : les jeunes préféraient se tourner vers Shakespeare… Certes, Duringer parle des problèmes des jeunes; chose par laquelle nous sommes tous passés quand on a commencé le théâtre. Mais en fin de compte, on s’aperçoit que ça ne va pas très loin… Il faut dire que le français est une langue plate et linéaire et, donc, plus difficile à jouer, comparée à l’allemand, au russe ou aux langues africaines, lesquelles portent en elles-mêmes des mouvements et des oscillations. Avec le français, il faut trouver l’accroche qui vous aide à jouer, où le corps se réveille. Et si vous n’avez pas cette accroche, on le voit avec certains comédiens: ils ont un corps mort… Si on veut ramener la rue sur scène, il faut le faire d’une manière intelligente, et dans ce cas-là, je suis pour cette démarche qui consiste à parler aux gens de ce qui se passe ici et maintenant et non pas des problèmes des rois d’antan ! On doit cependant le faire d’une manière poétique, car ça touche beaucoup plus que le réalisme cru ; il faut que ce soit de la création et non pas de la transposition… Prenons l’exemple des SDF: je trouve indécent et horrible qu’un comédien fasse semblant d’être un sans-abri sur scène…
Vous avez participé à la création “Beckett Hikmet” à Istanbul. Quelles affinités trouvez-vous entre le dramaturge irlandais et le poète turc ?
En fait, ce qui me touche beaucoup en général c’est la rencontre d’un auteur et d’un pays et de voir à quel point le poète est important dans la pensée populaire. En Turquie, j’ai vu que tout le monde connait Nazim Hikmet, ses chansons et ses poèmes. C’est quelqu’un qui symbolise tout un pays et c’est cela qui me fascine car nous n’avons pas l’équivalent de cela en France, où les productions sont très riches, les auteurs intéressants tellement nombreux que nous n’avons pas de symbole. C’est donc ce rapport là au poète populaire et à une parole du peuple, qui m’a captivée. Le lien entre Hikmet et Beckett n’est pas forcément littéraire. Ce sont, tous les deux, des contestataires : Pour Beckett, on a choisi deux textes dont l’un parle de la manipulation du pouvoir et traite des dictatures avec beaucoup d’humour mais aussi de cruauté. On retrouve ce même ton chez Hikmet.
Vous avez également joué dans “Baal”, le premier texte de Berthold Brecht… Comment était cette expérience de revenir vers un texte de jeunesse d’un des plus grands dramaturges de notre histoire?
Brecht était le premier qui m’a donné envie de faire du théâtre, et c’est toujours pour les mêmes raisons que je le fais aujourd’hui. Il m’a appris à utiliser un langage différent dans mon rapport au monde, à taper là où ça fait mal mais avec distance. En ce qui concerne “Baal”, nous avons travaillé sur plusieurs traductions et on a fini par choisir celle qui nous paraissait la plus juste, en l’occurrence celle de la première version de Brecht qui est beaucoup plus percutante que celles qui suivront (retravaillées par Brecht). c’est sa première pièce vraiment anarchiste où l’on retrouve l’idée de l’abolition du pouvoir mais surtout l’énergie de la jeunesse: ce n’était pas le Brecht qui donne la leçon, ni le Brecht communiste. C’est celui que j’ai toujours aimé : qui expose le problème et te laisse en décider, sans jamais donner la solution. Je pense que c’est cela la vocation du théâtre : poser les questions qu’il faut sans pour autant prodiguer les réponses.
Propos recueillis par Sarah H.