Décès de Mustapha Tigroudja La mort vole au cinéma un artiste des plateaux
A peine fait-il ses premières preuves dans le cinéma que le cancer le fauche à la fleur de l’âge. Mustapha Tigroudja, artiste-peintre et décorateur de films, est décédé, vendredi 5 juillet, à l’âge de 34 ans après un combat tenace contre la maladie.
Né le 22 avril 1979 à Tizi Ouzou, Mustapha Tigroudja obtient son diplôme à l’Ecole supérieure des beaux-arts d’Alger mais il est surtout connu pour avoir réalisé plusieurs décors de cinéma, dont l’impressionnante reconstitution de la prison Serkadji pour le film « Zabana ! » de Saïd Ould Khelifa. Pour ce travail, il obtiendra le prix du meilleur décor au dernier Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco). A son parcours, s’ajoute les décors de « Parfums d’Alger » de Rachid Benhadj, de « Mustapha Benboulaïd » d’Ahmed Rachedi où il a assisté Jaoudet Guessouma, du « Commissaire Llob » de Bachir Derraïs, du court-métrage « Imminig » de Menad M’barek et de « Maillot » de Okacha Touita en cours de tournage. Il était également assistant-décorateur dans « Délice Paloma » de Nadir Moknèche et « Mascarades » de Lyès Salem… Les professionnels du cinéma lui reconnaissent la rigueur et la minutie dans le travail mais aussi une créativité et un sens de l’innovation qui ont favorisé son entrée dans le domaine et ont fait de lui l’un des rares jeunes décorateurs les plus sollicités. Mustapha Tigroudja, décédé d’un cancer de l’estomac, a été enterré dimanche dernier dans son village natal, à Timizar dans la daïra de Ouaguenoun.
Saïd Ould Khelifa (réalisateur) : « Le virtuose de Serkadji ! »
- Ce qui m’avait frappé chez Mustapha, c’était sa discrétion et sa façon de valider tout ce que je lui exposais, sans trop poser de questions. Il comprenait sans doute que les réponses lui appartenaient. En tout cas, c’était un bonheur d’avoir travaillé avec lui sur un film comme « Zabana ! », où le décor tenait une place plus qu’importante. La moitié du film dépendait de cette architecture complexe au sein de laquelle devaient se mouvoir les détenus politiques, du groupe de Zabana. Pour des raisons de retard dans le démarrage de la production, le film a connu deux directeurs photos : Pier Aïm (César 2012 de la Photo pour «Polisse » de Maïwenn) et Marc Konninckx qui revenait d’une méga production « L’ordre et la morale » de Mathieu Kassovitz. Au premier repérage effectué dans la (vraie) prison de Serkadji, Pierre donna ses indications à Mustapha, qui acquiesçait tout en prenant des notes sur son calepin. Plus tard à Ben Aknoun, et dans le hangar où s’érigeait progressivement la prison, le chef opérateur eut une exigence de dernière minute : faire une « découverte » dans une des cellules afin de pouvoir faire descendre la caméra du plafond. En deux temps trois mouvements, Mustapha découpa un tronçon en arc, du haut de la cellule. Seulement voilà : lorsqu’à l’image, Marc remplaça Pierre (qui ne pouvait attendre plus longtemps un démarrage qui, au bout de trois mois ne s’annonçait toujours pas), il demanda exactement le contraire de son collègue parti sur un autre film. Chacun ayant sa technique pour aboutir à ce même résultat voulu par la réalisation ! Et là, je revois encore la tête de Mustapha, accusant le coup et osant un timide « vous le voulez pour quand ?». Car il faut savoir qu’il est plus «facile» de retrancher d’un décor (enfin façon de parler) que de le reconstituer à l’identique. Konninckx compris qu’il pouvait compter sur lui, ce dont il ne se priva pas du tout. Et durant tout le tournage, par la suite, « Mus » sera continuellement sur la brèche. Il se plia aux «extravagances » de la réalisation : comme, par exemple, transformer une salle de torture aux murs d’un gris sinistre, à une salle de lecture, en une nuit, car la séquence avait été déplacée dans le planning. Le lendemain, à dix heures, il nous livrait «aphone » ce décor. Après une nuit blanche ! Ce jour là, il ne s’octroya qu’une demi journée de récup’. Il savait que sa place était sur le plateau. Je dis «aphone », car j’avais pu identifier l’homme, il était de la catégorie qui devait commenter en permanence son travail, mais en silence… C’est dire combien il était exigeant vis-à-vis de lui-même ! Il finit par confier, un jour, que cette façon exigeante de travailler lui convenait, il la recherchait même, car elle l’obligeait à creuser sans cesse. D’où ce sens aigu du détail. A ce sujet, deux anecdotes me reviennent à l’esprit, la première, c’était lors de la visite de Cherif Abbas sur le décor: Il pointa du doigt un poste radio « TSF » en disant : « J’avais exactement le même au djebel !». La deuxième fois, c’était le 19 juin, à une semaine de la fin du tournage, Yacine Laloui (Laith Media) avait lancé des invitations aux coproducteurs du film et à quelques anciens ex-condamnés à mort, pour une visite des lieux. Par respect pour la mémoire du chahid Ahmed Zabana, exécuté, ce même jour de l’année 1956, nous avions fait « off » ce jour-là. Et voilà que le moudjahid Felix Colozzi de se précipiter vers une cellule du décor et de dire à un proche : «C’est là où j’étais ! »… Et de remonter ce couloir de la mort, œuvre de Mustapha Tigroudja, en nommant les occupants de chaque cellule ! Rien que d’évoquer cela, aujourd’hui, j’en ai encore les larmes aux yeux. A l’étalonnage du film, à Paris, Richard Deusy (celui qui a étalonné « The Artist »), eut beau guetter les brillances causées par la réflexion de la lumière sur les décors, afin de les rectifier avec la palette, il n’y en avait pas ! Mustapha, briefé par le Chef Op’, sa bombe de laque à la main, leur avait fait la chasse sur le tournage, en direct ! « Pourquoi êtes-vous allez tourner en Tunisie, avec une équipe déco si compétente ? », cette question a été posée par au moins deux grosses pointures de l’image à Rachid Bouchareb, lors de la postproduction en France. L’équipe de Bouchareb avait, il est vrai, les contraintes de la coproduction, mais nous, nous avions eu la chance d’avoir Mustapha ! Une dernière chose, Certes, le Fespaco a récompensé, en février de cette année, le travail de Mus. Mais c’est quand même un peu triste que la critique chez nous ne s’attarde pas sur le travail des techniciens. Hormis, «Algérie News » qui a relevé, lors d’un reportage effectué sur les lieux du tournage, à Ben Aknoun, l’importance du travail effectué par l’équipe déco, rien n’a été dit sur ces faiseurs de miracles (à l’aune du contexte algérien) et dont Mustapha était un des éléments les plus prometteurs »…
Bachir Derraïs : « Destiné à devenir le meilleur chef-décorateur algérien »
- Il était dans la même promotion que Rafik Laggoune aux Beaux-arts. Il a travaillé comme assistant décorateur dans « Délice Paloma », « Benboulaïd », « Mascarades », etc. Et puis, il est devenu chef décorateur dans ma série « Le commissaire Llob », et depuis, il a travaillé comme chef décorateur dans « Zabana » où il a reconstitué la prison de Barberousse, et dans le film « Maillot » de Okacha Touita, etc. Il était destiné à devenir le meilleur chef décorateur algérien, il est aussi l’un des meilleurs portraitistes. Il était très discret mais il avait formé une très bonne équipe de décoration qui fonctionnait comme n’importe quelle équipe européenne. Pour « Le commissaire Llob », j’ai commencé à travailler avec Saad, celui qui deviendra son assistant et qui me l’avait recommandé. Je l’ai donc pris comme chef décorateur et on a travaillé pendant huit mois sans interruption.
Jaoudet Guessouma (Plasticien et chef-décorateur) : « Un excellent peintre »
- Je l’ai formé dans la décoration après l’avoir sélectionné à la Biennale internationale de Tipaza que j’organisais. Il a ensuite participé à la Biennale d’Athènes en 2005 avant d’entamer une carrière de décorateur au cinéma, d’abord comme assistant dans « Délice Paloma » et « Benboulaïd » puis il a volé de ses propres ailes dans l’émission « Hanout maker », les films « Zabana ! » et « Parfums d’Alger », où il était chef-décorateur. Mustapha faisait partie des rares artistes qui réalisaient de la vraie décoration de cinéma, laquelle consiste à reproduire le réel, construire des décors et non pas se contenter de repeindre un mur, comme beaucoup le font dans le domaine. Il était cultivé et intelligent, maitrisait les techniques, les subtilités, les tonalités des couleurs, les matériaux, etc. La déco de films exige beaucoup de talent et d’observation, ainsi qu’une profonde connaissance des différentes matières. Par exemple, Mustapha savait reproduire une pierre ou un mur en béton avec des matériaux plus légers et plus gérables au cinéma. Cultivé, il comprenait parfaitement la différence entre les atmosphères et les types de décors (années 30, art contemporain, etc.) Il était aussi un excellent peintre et un très bon portraitiste ; il a beaucoup travaillé sur le thème de l’oeil et s’intéressait également aux arts populaires, d’où sa collaboration avec l’anthropologue Zaïm Khenchelaoui. Par ailleurs, il a illustré plusieurs livres pour les Editions Alpha, dont le beau livre consacré à l’Emir Abdelkader. Même s’il avait beaucoup d’ambition, il restait discret et humble et son dicton favori était : « Pour vivre heureux, vivons cachés » !
Propos recueillis par Sarah Haidar