Une colère suscitée par les normes, clichés, et formules toutes (et déjà) faites qui peuplent les livres de recettes censés assurer la formation de bons scénaristes, c’est-à-dire de scénarios efficaces : des scénarios sans temps morts, peuplés de personnages typés socialement ou définis psychologiquement, visant à la vraisemblance (et l’on sait à quel point Hitchcock avait en horreur la vraisemblance) ou à la ressemblance, jouant de ce fait sur la reconnaissance, sur l’identification ou la projection possible du spectateur en manque d’évasion.
Mais être de parti pris - contre une tendance dominante et une conception a-cinématographique du cinéma - ne signifie pas qu’il faille systématiquement dévaloriser les films à scénarios ou déclarer la guerre à l’idée même de scénario, ce à quoi pourrait conduire une pensée qui s’appuierait sur les propos, non dénués d’ailleurs de pertinence et d’humour, de Godard : « Il m’a toujours semblé étrange que l’on doive résumer un film avant sa naissance et écrire avec des mots couchés sur du papier des images et des sons (ainsi que leurs rapports) qui seront debout sur une surface sensible ». En effet, s’il convient, comme le fait Jean-Luc Godard, de marquer l’écart irréductible qui sépare et différencie le scénario du film, l’écrit des puissances visuelles du cinéma, il convient aussi de différencier plus finement les films qui procèdent pourtant d’un scénario totalement écrit et maîtrisé : paradoxalement, certains « fonctionnent » par moments, lorsqu’on les regarde, comme des films à histoire. Ainsi, la distinction entre films à scénario et films à histoire ne se résume pas au fait de savoir si un scénario totalement écrit a précédé la naissance d’un film, mais tient aussi à la liberté que le film offre au regard du spectateur, à son degré d’ouverture. En outre, la distinction que je souhaite affirmer ici n’est pas réductible à une approche purement axiologique. Elle ne recoupe surtout pas la différence entre « bons » et « mauvais » films. Disons-le donc clairement : il existe de remarquables films à scénarios comme Eve, à La Comtesse aux pieds nus, ou les films de Hawks, de Ford et de bien d’autres grands réalisateurs.
En fait cette distinction ne peut se fonder qu’en recourant à plusieurs critères dont seul le croisement permet d’esquisser un paradigme auquel un film donné peut d’ailleurs ne participer que partiellement. Pour examiner cette distinction problématique et, avouons le, incertaine, il est indispensable de prendre en considération et de croiser plusieurs déterminations et paramètres : les modalités d’écriture en amont du tournage, le mode de tournage et la part de liberté laissée aux acteurs, à l’improvisation ou à l’accueil de la part incontrôlable de la prise de vue (lumières), les caractéristiques du scénario lui-même, les liens qui s’établissent dans le film entre actions et réactions, situations et actions et enfin la façon dont des idées sensibles traversent le film et s’y déploient.
Première détermination du film à histoire
La première ligne de partage, la plus évidente aussi, tient au degré de liberté que s’octroie le réalisateur dans le tournage d’un film. Il y a un cinéma - ce n’est pas le moins pensé ou le moins rigoureux et exigeant - qui, de manière évidente et visible, s’invente ou se modifie en se faisant. Pensons à Godard, bien sûr (chacun connaît les péripéties et l’histoire du tournage d’A bout de souffle) mais encore, à Cassavetes pour qui l’improvisation comme elle se pratique d’ailleurs dans le jazz, est un principe de tournage (c’est ensuite au montage qu’il écrit, réécrit et compose le film), à Antonioni qui a comme point de départ des scénarios plutôt minces (celui de L’Avventura, est susceptible de recueillir le prix du plus mauvais scénario dans les écoles où l’on apprend à en faire des « bons »), à Bruno Dumont, mais aussi, plus étrangement peut-être, à Lynch (qui ne cesse dans ses interviews de souligner ce fait, alors même que ces films semblent particulièrement structurés et ont en partie pour ressort le mode d’agencement des histoires qu’il présente).
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