01/12/2012

Femmes méditerranéennes dans les films et la télévision: Sofia Djama
«L’Algérie ce n’est pas qu’il y a cinquante ans, l’Algérie, c’est aussi aujourd’hui et demain»

Algérie

Femmes méditerranéennes dans les films et la télévision: Sofia Djama

Elle est née, a grandi et fait ses études en Algérie. Belle et brillante, Sofia Djama a quitté les milieux de la pub et plongé dans le grand bain du cinéma avec le court métrageMollement un samedi matin, petit bijou qui a fait l’unanimité aux nombreux festivals d’Europe et d’Afrique où il a été présenté,­ et notamment aux Journées Cinématographiques d’Alger, où le film a été primé.  En 2011, elle s’essaie au documentaire lors du séminaire Greenhousefinancé par le programme Euromed Audiovisuel, avec From Stone to Hard Rock, décrivant la vie d’un groupe de tailleurs de pierre passionnés de musique rock. Lors d’une interview accordée au site web Toute La Culture, la réalisatrice a parlé sans langue de bois d’une société algérienne dont son film illustre finement la paralysie, en dressant le portrait saisissant d’une jeunesse cynique, qui s’ennuie beaucoup. Un point de vue lucide, à mille lieues de l’indifférence ou de l’amertume, malgré le désenchantement politique.

 

Quel est votre rapport à Alger, qui est un véritable personnage du film ?

J’ai un rapport à Alger qui est assez bizarre. Ce n’est pas ma ville, je n’y ai pas grandi. Je suis arrivée à Alger quand j’avais une vingtaine d’années, c’est la ville où j’ai pris mon indépendance. Je venais de Bougie… j’étais chez papa et maman, il y avait un très beau paysage, on allait tout le temps à la plage et je n’avais rien à faire. À la fin il ne se passait rien dans notre vie. Il y avait pourtant un engagement politique, quand j’ai commencé la Fac là-bas, mais quand même, c’est une vieille culture citadine avec de vieilles familles bourgeoises. Je suis partie au bon moment. Toute ma vie l’école, le lycée puis la fac, étaient à moins d’une demi-heure de chez mes parents ? Je n’en pouvais plus. Même si ça leur semblait dangereux, mes parents ont accepté de m’envoyer à Alger. J’y ai poursuivi mes études de lettres et langues étrangères. Je suis arrivée après la guerre civile, en 2000, mais il y avait encore des alertes à la bombe. Et il y avait aussi une espèce d’euphorie, les gens se remettaient de quelque chose de très grave. On redécouvrait la vie et la sécurité. Malgré les barrages, on n’avait pas l’impression de prendre des risques en sortant.

L’Alger que vous décrivez dans Mollement un samedi matin est bien différent : les ascenseurs restent en panne, les tuyaux ne peuvent être réparés, les femmes qui s’asseyent dans les cafés sont remarquées et les violeurs ne bandent pas… Comment le visage d’Alger a-t-il si vite changé ?

En 2003-2004, il y a eu un retour, une tombée de la chape de plomb. Cela va de pair avec la concordance civile. Et cela correspond assez bien à la personnalité des Algériens. Tu peux demander à nos voisins, nous sommes réputés pour notre austérité. Peut-être parce que nous sommes les enfants de Boumédiène, issus d’un régime extrêmement austère, communiste-socialiste. Certes, il y a eu la révolution de 1988, mais après il y a eu la guerre civile, un grand traumatisme qui a fait 250 000 morts. Et les Algériens sont devenus très cyniques. 2003-2004, ça a un peu été un retour à la norme, avec un islamisme bizarre qui correspond plus à un retour des archaïsmes sociaux qu’à une revanche des fous de Dieu. Ce qui fait des gens complètement largués, avec aucune perspective si ce n’est celle de quitter le pays ; ils sont tellement défaits, déçus, amers.

Que font les intellectuels de votre génération pour avancer malgré cette situation bloquée ?

Ma génération a vu la génération précédente gâcher ainsi un fol espoir. Le vent de démocratie s’est soldé par la victoire du FIS (Front islamique du salut) et donc des islamistes en 1991, parce que nous avons eu une opposition molle qui s’est plantée et n’a pas su faire de coalition.  Les électeurs ont voté FIS par sanction et sont allés fêter ça dans des bars. Dans ma génération, nous en voulons à ceux qui ont eu 20 ans en 1988 de s’être laissés récupérer. Pour nous ce sont eux qui sont responsable de l’échec de l’Algérie quelque part. Indirectement, bien sûr, mais ils ont quand même une grande part de responsabilité. Les intellectuels qui approchent de la cinquantaine nous accusent d’être désengagés politiquement. Mais ma génération n’est pas désengagée, elle est nihiliste. On ne croit pas à l’opposition. On n’est pas amer comme eux qui sont dans la désillusion. On vit, simplement. Nous, nous avons eu 20 ans en 1998 et nous nous sommes pris la guerre dans la gueule.

Et donc Mollement un samedi matin est-il une fable sur l’immobilisme de toute la société algérienne ou juste un témoignage sur les blocages d’une certaine jeunesse issue des classes moyennes?

Ça commence autour de moi par un constat d’immobilisme d’une certaine jeunesse. Le personnage de Myassa habite seule, ce qui est cher à Alger ; elle appartient donc à la classe moyenne. C’est moi, quoi, Myassa. Mais Mollement dépeint aussi le marasme de l’ensemble de la société. C’est un pamphlet contre un système qui absorbe tout. Par exemple, la figure du commissaire ne croit plus au système. Il dit que la violence et le chômage, le dégoût, bref le marasme, est quelque chose que le système a créé. Il comprend parfaitement qu’un jeune type ne puisse plus bander dans ces conditions que cela crée une violence comme un viol raté. Si bien que quand Myasa claque la porte et que le portrait de Bouteflika chute, ça lui fait du bien au commissaire. Il sait que c’est inévitable, qu’un jour le système va chuter et se rompre, et que cela va casser quelque chose qu’il défend, mais en même temps que ça va le libérer d’un carcan absurde.

Votre film circule beaucoup internationalement et vous avez pu le projeter en Algérie. Pourquoi parlez-vous quand même dans les interviews de «censure»?

En Algérie on censure d’autant plus directement qu’il n’y a pas besoin de censure. Mon scénario je l’ai posé en état au ministère pour obtenir les autorisations de tournage. Je les ai eues en trois jours. La censure est ailleurs. Il y avait 360 salles en Algérie dans les années 1980, il y avait une soixantaine de salles de cinéma rien qu’à Alger. Et là, il en reste 5 ou 6 dont la plupart sont en réfection ou ferment à 19h le soir. Mon film a été présenté dans le cadre des Journées Cinématographiques d’Alger, sponsorisées par le ministère. Mais c’est juste que tu n’as aucune force de frappe. Dans le pays, ton film on ne le verra pas. Qui vas-tu prêcher aux journées cinématographiques ? Des collègues qui pensent déjà comme toi? Tu vas donc prêcher des convaincus. Par contre si on avait des salles, des distributeurs, des écoles de cinéma et un système de visibilité cinématographique, alors là cela serait dangereux. Mais en réalité, si tu as 5 ou 6 longs métrages par an, c’est le maximum. Tu te rends compte ? Tu as 250 milliards de dollars de réserves de pétrole et on n’est pas fichus d’investir dans la culture.

Cette absence de politique culturelle, s’agit-il seulement de calcul politique ou est-ce qu’il y a autre chose ?

C’est un mélange de stratégie de la part du gouvernement, une partie est voulue, mais il y a aussi de la paresse et de l’incompétence. Il y a des gens qui occupent des postes sensibles qui n’ont aucune connaissance ou affinité avec leur charge culturelle. Quand tu places des gens qui n’ont aucune intelligence dans des postes de l’éducation nationale ou à la culture, c’est un calcul politique. Parce que dans la réalité des faits, ils sont totalement perdus et sont incapables d’assurer des projets culturels innovants. Par exemple, le directeur de l’Arc (Agence du rayonnement culturel, qui brasse des millions de dollars) est au cinéma ce que je suis à la physique nucléaire. Il envoie des mauvais films aux festivals internationaux, mauvais dans la forme. En cinéma, pour relancer l’industrie, en plus des salles, il faut créer le public. Or les générations d’avant n’ont plus le cœur à y aller, nous avons pris l’habitude d’acheter des dvds, c’est donc en primaire qu’il faut œuvrer pour créer le public des salles de cinéma du futur.

Et chez les autres réalisateurs algériens, qu’admirez-vous ?

Pour moi, un des films algériens les plus réussis de ces dernières années c’est Edwige de Mounia Meddour. En plus je me suis fait happer par le Cinquantenaire. Une de mes amies et collègue, Amal Kateb a fait un superbe film, On ne mourra pas et n’en peut plus du cinquantenaire. Elle ne veut plus aller à des colloques ou des festivals liés au cinquantenaire. L’Algérie ce n’est pas qu’il y a cinquante ans, l’Algérie, c’est aussi aujourd’hui et demain. On nous oblige à regarder vers le passé. Je ne suis pas là pour faire la gloire de mes martyres. Non, je suis désolée, je suis vivante, j’ai envie de raconter des histoires de vivants. Mollement c’est une histoire d’amour, dans un pays normal, dans une situation normale, les deux personnages principaux auraient pu se rencontrer, parler, boire un café et faire l’amour, mais comme on est dans une situation complètement chaotique, cela génère de la violence. En fait, moi Sofia Djama, algérienne, parce que je vis à Alger, je n’ai pas été capable d’écrire une histoire d’amour.

Vous avez souvent répété que Mollement un samedi matin n’est pas un film féministe….

Les femmes elles n’ont pas le droit à la rue mais elles s’en sortent finalement mieux que les mecs pour lesquels il ne se passe finalement rien parce qu’ils n’ont que ça. Celles qui travaillent en Algérie aujourd’hui ce sont les femmes, elles sont donc en train de s’émanciper. Et aujourd’hui les hommes ont besoin d’une femme qui travaille comme compagne pour joindre les deux bouts. La femme met la main à la poche pour payer le loyer. Comme il y a un taux de chômage important et que ce sont les mecs qui en souffrent, statistiquement, ils ont la haine. Pas contre les femmes, mais ils se sentent bloqués, pas dans l’action, ils ont l’impression que l’histoire se fait sans eux. La violence elle est là. Mais pas dans la question de la femme ou la mixité. Si tu vas à Bab-el-Oued, quartier populaire, quartier le plus vivant d’Alger, il y a de la vie et des femmes dans les cafés jusque tard dans la nuit ; il y aura toujours le cousin dans les parages et on ne peut pas se balader en minijupe, mais il n’y a aucun problème pour voir des femmes dehors à 22h. En fait, l’islamisme renvoie plus à des archaïsmes sociaux en Algérie, mais après les dernières élections en Tunisie et en Égypte, le nouvel ennemi du gouvernement, c’est l’islamisme. […] Ils l’ont créé et porté cet islamisme, mais maintenant comme ils ont peur ils tentent de le désintégrer, ils jouent avec ça. Et là encore on touche à la question de l’archaïsme, cette fois-ci par rapport à la sexualité. Dans ce domaine, la violence qui est concrète en Algérie, elle est constitutionnelle, on a perdu énormément de nos droits en 1983, avec le code de la famille. Tout le monde pleure les années 1970. Les algériens sont très nostalgiques par nature et particulièrement des années 1970 où les femmes, anciennes héroïnes de la guerre d’indépendance, pouvaient librement porter des mini-jupes. Alors qu’en dehors des villes, elles restaient en costume traditionnel. La mini-jupe c’était pour les villes. La génération de nos parents n’a rien fait quand il fallait agir concrètement sur la question de la femme ; ils ont eu beau jeu de s’étonner et de s’offusquer, c’était trop tard.

Source : Toute La Culture

 

Femmes méditerranéennes dans les films et la télévision - Plus d'articles

Retour à l'accueil