Faouzi Bensaïdi, cinéaste marocain

Faouzi Bensaïdi est un chorégraphe de l’image, un musicien aux partitions enchevêtrées, mais surtout un cinéaste hors pair qui, au fil de six films (trois courts et trois longs), est aujourd’hui considéré comme l’un des réalisateurs les plus modernes et les plus créatifs du Maroc et de l’Afrique du Nord. Son dernier long-métrage, « Mort à vendre » (projeté en ouverture des 11es Rencontres cinématographiques de Béjaïa) est une perle cinématographique dont on sort à la fois troublés et heureux. Violent, triste et déroutant, il produit le même effet qu’une succession de morsures et de baisers, de bastonnades et de caresses. De bout en bout, « Mort à vendre » nous tient par le ventre, non pas dans la recette classique du thriller ou du film noir, mais bien par un enjeu esthétique et philosophique puissant. Allal, Malik, Sofiane, Dounia et les autres deviennent une partie de nous ; leur destin tragique (mais jamais misérabiliste) nous colle à la peau. Et c’est Faouzi Bensaïdi, le cinéaste-orchestre, qui nous a magistralement construit cette symphonie infernale, dont il nous parle dans cet entretien…  

Algérie News : « Mort à vendre » est votre troisième long-métrage. Il contraste assez avec le précédent, « What a wonderful world », où il s’agissait plutôt d’un cinéma « expérimental ». Or, ce qui est admis généralement c’est de commencer par une forme plus ou moins linéaire pour aller vers des écritures éclatées ou déconstruites. Dans votre cas, c’est le contraire…
Faouzi Bensaïdi : J’ai toujours fait les choses à l’envers, peut-être par pur plaisir de contradiction. Il y a aussi une profonde peur de se répéter, d’ennuyer, de s’asseoir sur des semblants d’acquis, d’expérience, de savoir-faire. Je conçois chaque film comme un premier, une aventure à part ; j’ai envie d’explorer des choses, d’essayer, c’est ce qui me pousse à me réveiller à 5h du matin et aller au plateau de tournage avec plaisir et enthousiasme. Et puis faire du classique est quelque part, une expérimentation pour moi car je n’en ai jamais fait, donc c’est une première fois avec ses hésitations, ses inconnus, ses terrains glissants…

Justement, lorsque je vois que « Mort à vendre » est communément classé dans le genre « polar », je ne suis pas trop d’accord, car vous y insufflez une telle fantaisie artistique et poétique, que cela devient un film d’auteur ! Qu’en pensez-vous ?
Absolument, c’est un film à la frontière des choses, du genre dans le cinéma. Il frôle le polar, le film noir, mais il est transplanté dans une réalité qui ne les a pas créés, donc différente, complexe et multiple, qui est la nôtre. Le genre est «contaminé», détourné… Il y a à la fois le respect et la révision des codes. J’aime bien me donner des règles, des directions, même des contraintes, mais permettre à l’imagination et sa liberté de les déjouer ou de les interpréter de manière personnelle…

La manière dont vous filmez vos personnages, donne l’impression que vous les cherchez encore (physiquement j’entends). Expliquez-nous votre passion pour cette chorégraphie des corps, de la caméra et même du lieu…
Un des chocs esthétiques pour moi, dans mon adolescence, était la comédie musicale. Quand j’ai découvert cette forme au cinéma, pour moi c’était de l’art total. Je pense que quelque part, je chorégraphie tout dans mes films, évidemment les scènes de foule, les poursuites, mais aussi un homme qui ouvre une porte, rentre chez lui et fait les gestes les plus anodins… Il y a une précision du geste et du déplacement qui relève de la chorégraphie. Tout est histoire de musique et de rythme. Quand je faisais du théâtre, un de mes plaisirs était de régler les entrées et les sorties de scène des comédiens. Il y a toujours quelque chose de magique, de carrément miraculeux à trouver. Cela parait simple mais c’est beaucoup de travail pour que ça apparaisse comme ça. Quand la caméra fait un mouvement toute seule, et se détache de l’ensemble, c’est comme un solo de violon dans une formation orchestrale. Et si ce désir et ce défi n’existent pas dans un film, ça ne m’intéresse pas.

Le père alcoolique de Allal, Malik qui couvre sa sœur amoureuse d’un homme marié… Il y a comme une volonté de contrecarrer l’image classique de l’homme (ou de l’autorité masculine) marocain ou maghrébin, en proposant ces anti-clichés par excellence…
Oui il y a presque un « commerce » dans l’art qui a trop duré, l’image du Sud « acheté » par le Nord et dès qu’on sort de ce schéma préétabli (la femme victime, l’homme fruste et violent, les personnages n’ont pas des têtes modernes, on croirait que les villes n’existent pas…), on est rejeté… Les hommes peuvent aussi être sensibles, compréhensifs, ouverts et les femmes peuvent être violentes, destructrices. C’est reconnaître l’humanité des uns et des autres que de les sortir de ces clichés. Il est temps que nous existions comme des individus et non pas comme une tribu… Ces clichés ont longtemps rendu les personnages simplistes sans relief et sans complexité, et du coup, pas crédibles à l’écran…

Dans un cinéma maghrébin (et même mondial) qui n’arrive toujours pas à se débarrasser des clivages « méchants vs gentils », comment avez-vous réussi à éviter le manichéisme en empêchant le spectateur de juger vos personnages bien qu’ils soient antagoniques avec toutes les « valeurs » morales admises dans nos sociétés ?
J’aime tous mes personnages et je les aime aussi pour leur faiblesse, leurs conneries, leur aveuglement… Je cherche à les comprendre et non pas à les juger… Il y a toujours une raison derrière les comportements des gens… un abîme… un gouffre… une ambition… une illusion… un amour. L’être humain a une complexité si extraordinaire que réduire sa vie au bien et au mal, au noir et au blanc, est très réducteur. C’est cette richesse de l’âme humaine qui fait que l’art, la littérature continuent toujours à l’explorer, indéfiniment.

Les scènes érotiques, les jurons et même quelques réflexions antireligieuses… Quand on sait que le film a été partiellement financé par le Centre cinématographique marocain, on s’étonne de cette liberté de ton à l’heure où ceux qui ne connaissent pas bien le cinéma marocain, croient que l’arrivée des islamistes au gouvernement, a tendance à limiter la liberté de création…
La liberté ne se donne pas, elle s’arrache et même quand on l’a, il faut la défendre, elle n’est jamais totalement acquise… Nous avons réussi, tous, artistes, journalistes, intellectuels, société civile, à élargir depuis des années la marge de liberté d’expression. Nous passons, comme d’autres pays arabes, par l’expérience démocratique qui a mené les islamistes au pouvoir. Il faut rester vigilant. Ce film était produit avant, il faut que les prochains, les miens ou ceux des autres, continuent à jouir de cette liberté d’expression.

Il y a une certaine malice (voire de la cruauté) dans la fin de votre film. Je m’attendais à ce que Dounia s’enfuit réellement avec Malik, et c’est le contraire qui se produit… Considérez-vous que les «happy-end» sont surannées ?
Il y a une vision réaliste et sans illusions à la fin du film, c’est un film noir et la tragédie guette au bout du chemin périlleux de mes personnages. Ils évoluent dans un monde sans merci, et une fin heureuse aurait été difficile. Il y a aussi un deuxième niveau qui est le récit et le plaisir des rebondissements et du retournement des situations. Cela permet aussi de finir le film sur une multitude de possibilités et d’interrogations. L’art, à la différence de la télévision, ne rassure pas,  heureusement !

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