Entretien avec Ahmed Bedjaoui

 

« Nous avons des cinéastes, mais pas de cinéma »

 

 

   Ahmed Bedjaoui, avec son air jovial, est une figure connue du cinéma algérien. C’était lui qui animait le célèbre Télé Ciné club. C’était une tonalité particulière, mais surtout un contenu. Grâce à lui les Algériens découvraient les classiques du cinéma universel. Il savait, avec pédagogie, et les invités qu’il conviait sur le plateau, décortiquer un film. On pouvait voir, avec délectation, les œuvres d’Alfred Hitchcock, Ingmar Bergman, Salah Abou Seif, et, bien sûr, les films algériens. Ahmed Bedjaoui est expert en communication, c’est, pour les connaisseurs, monsieur cinéma.   

 

 

1- Vous avez animé l’émission Télé ciné club de 1969 à 1989,  que retenez-vous de cette période ?

 

    A.B. Ce fut pour moi une expérience exceptionnelle marquée par la rencontre avec différents publics, diverses cultures et des générations en rupture l’une avec l’autre.

 

Rencontrer un public représente un privilège rare. Etre accepté dans les foyers comme un membre de la famille l’est encore davantage. J’ai ressenti comme une offrande de pouvoir faire partager mon amour du cinéma et de mes films préférés, par des générations entières, elles-mêmes traversées par des courants culturels multiples, mais au fond complémentaires. C’est pourquoi, je n’ai jamais accepté de films que je ne jugeais pas exemplaires à un titre ou à un autre.

 

    Je précise tout de même que j’ai décidé d’arrêter de parler à l’antenne en 1988 et non en 1989, après les émeutes du 5 octobre 1988, parce que je considérais qu’à partir du moment où des Algériens tiraient sur d’autres Algériens, la parole avait été confisquée et que la réalité était devenue trop dure pour qu’on continue à parler de la fiction.

 

 

2- Que faut-il faire aujourd’hui pour ramener les gens en Algérie à aller dans les salles de cinéma ? Si possible en famille.

 

    A.B. Vous avez bien raison de parler en termes de salles et de fréquentation par le public. Une émission de ce genre ne pouvait se concevoir que comme complément d’une culture cinéphilique largement répandue dans notre pays, jusqu’à ce que les salles ferment à la fin des années 80. Il y avait la revue Les deux écrans, des ciné-clubs partout dans le pays mais aussi la cinémathèque algérienne qui depuis 1965 présentait (grâce à ses salles de répertoire) à travers le pays des programmes de films classiques. A cet égard, octobre 88 a été une date charnière. Les chaînes satellitaires ont supplanté la télévision algérienne qui auparavant disposait d’une capacité de production supérieure au secteur cinéma ; les projections vidéos, puis le DVD ont effacé la projection en 35 mm et la fermeture des salles a entraîné la faillite des entreprises de production ; la précipitation avec laquelle l’Etat a dissous ces entreprises culturelles (au nom des réformes et sans prendre la peine de les remplacer par un organe transitoire) a porté un coup fatal au cinéma algérien, au spectacle cinématographique et à l’arbitrage du public pour décider de qui était digne ou non de se dire cinéaste. L’absence de marché cinématographique a ouvert la voie à des cinéastes autoproclamés, même si les vrais talents n’avaient d’autres espaces pour confirmer leur créativité que les festivals internationaux. Semer à Alger et récolter ailleurs : cette formule crée de la pauvreté et non de la richesse.

 

 

3- Comment jugez-vous les cinéastes des années 1970 et ceux de maintenant ? Quelle différence y a-t-il entre Lakhdar-Mohamed Hamina et Rachid Bouchareb ?

 

    A.B. Lakhdar Hamina ou Rachedi ont connu la reconnaissance de leur public et tiré leur légitimité de lui. Et même si l’Opium ou la Chronique ont été entravés par le système français de distribution, la vraie notoriété s’acquiert à Bab el Oued ou Bab Souika ou Eckmul. Ceci est vrai pour tous les cinéastes de cette génération d’après l’indépendance. Mais cela ne veut pas dire que les cinéastes d’aujourd’hui manquent de talent. Bouchareb est un très grand cinéaste, tout comme Nadir Moknache, Amor Hakkar ou Lyès Salem. Mais ils ont besoin des marchés extérieurs pour s’affirmer et asseoir leur réputation.

 

 

4- Quel va être l’impact du « Printemps arabe » sur les films à venir. Verra-t-on de nouveaux Youcef Chahine en Egypte où est-ce que ça va être la censure à tout bout de champ ?

 

     A.B. Je l’espère de tout cœur. Ceci étant dit, il ne faut pas oublier de mentionner que beaucoup de cinéastes arabes maghrébins et Machrékins ont osé dans le passé briser le mur du silence et de la censure. Il n’y a pas eu que Chahine. Salah Abou Seif, Tewfik Saleh ou Henri Barakat ont été parmi ceux qui ont défié la pensée unique ou dominante. En Algérie, Allouache, Bouamari, Chouikh, Beloufa, Assia Djebar, Meddour, Bouguermouh pour ne citer que ceux-là  (la liste est longue), ont su exprimer les frustrations populaires et les audaces artistiques dans des conditions politiques pas toujours faciles.

 

    Avec ce qu’il est convenu d’appeler le « Printemps arabe », les langues se délient et il faut espérer que le talent (en plus de l’expression libre) soit au rendez-vous de l’Histoire. Mais pour cela il faut un public, des salles et une opinion publique puissante.

 

 

5-     Comment voyez-vous l’avenir du cinéma en Algérie ?

 

     A.B. Je vois des jeunes de talent qui apparaissent et je ne suis donc pas inquiet pour la qualité de notre cinéma au présent et au futur. De Khaled Benaissa à Yanis Koussim, de Yasmine Chouikh à Amine Sidi Boumédiène (là aussi la liste est longue), la relève est assurée. Je considère personnellement que les 24 mn filmées par Abdenour Zahzah dans Garagouz, figurent parmi les plus puissantes de toute l’histoire de la fiction en Algérie.

 

    Mais ce n’est pas là que le bât blesse. Nous avons des cinéastes et nous avons toujours eu hier et aujourd’hui de bons films. Mais nous n’avons pas de cinéma. Car un cinéma, c’est un circuit de salles (il nous en reste une vingtaine fonctionnelles sur les 450  jadis en activité, contre 98 écrans pour le petit Liban qui compte moins de cinq millions d’habitants) Car le cinéma c’est une chaîne de métiers qui commence au guichet de l’exploitant et s’achève à la production du film qui revient au spectateur qui paie ; car un cinéma ce sont des studios et Bouchareb a du aller à Tunis pour filmer « Hors la Loi » ; car un cinéma ce sont des labos et des conditions de stockage et nos négatifs traînent dans les laboratoires étrangers.

 

   Ce qui m’inquiète, c’est que l’absence d’infrastructures cinématographiques nationales ne semble pas inquiéter ceux qui ne courent qu’après les subventions publiques sans se soucier si leurs films seront vus ou non par leur public. 

 

 

                                                                       Bab edd'Art. 

 

                                                                                      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 
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