EL GUSTO - LA CRITIQUE

Chansons populaires

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L’Histoire franco-algérienne contée à travers le chaâbi, musique oubliée et sacrifiée par la guerre. Un très joli documentaire entre passé et présent, à la fois didactique et chaleureux.

L’argument : La bonne humeur - el gusto - caractérise la musique populaire inventée au milieu des années 1920 au cœur de la Casbah d’Alger par le grand musicien de l’époque, El Anka. Elle rythme l’enfance de ses jeunes élèves du Conservatoire, arabes ou juifs. L’amitié et leur amour commun pour cette musique qui "fait oublier la misère, la faim, la soif" les rassemblent pendant des années au sein du même orchestre jusqu’à la guerre et ses bouleversements. El Gusto, Buena Vista Social Club algérien, raconte avec émotion et... bonne humeur comment la musique a réuni ceux que l’Histoire a séparés il y a 50 ans.

Notre avis : La musique chaâbi, c’est d’abord une histoire de mélange(s). Influences musicales (berbère, andalouse, chants religieux), instruments hétéroclites (cordes, vents, percussions) : autant d’éléments qui ont su se rencontrer dans l’Algérie des années 1920, entre nouveauté et métissage, sous l’impulsion du « maître » (Cheikh) El Anka. Un courant qui a contaminé toute la Casbah d’Alger, avant de s’imposer comme l’une des musiques les plus populaires du pays, apte à créer du lien (chaâb signifiant « peuple » en languealgérienne). C’est ce récit, peu connu sur nos terres mais incontournable en Algérie, qu’a choisi de raconter Safinez Bousbia ; et plus particulièrement celui de "El Gusto", orchestre précurseur du chaâbi, celui qui l’a fait connaître sous la colonisation française. 
Entre Paris, Marseille et Alger, la documentariste a donc rencontré chaque membre (encore vivant) de l’ancien groupe, cinquante ans après leur séparation dans les années 50-60. Une sorte de ’’Buena Vista Social Club’’ maghrébin en somme, marqué par la guerre et les déchirements communautaires : comme Wim Wenders en 1999, Safinez Bousbia s’attache à reconstituer une troupe d’octogénaires abîmés par la vie et les régimes totalitaires (Cuba chez Wenders, l’Algérie française ici), mais toujours indissolublement liés par leur passion de la musique. Sa caméra, très mobile, parfois aérienne, jongle entre les personnalités, les temporalités et les pays. Ce va-et-vient permanent, porté par les notes entêtantes de la musique chaâbi, dynamise le récit et se révèle particulièrement fécond : la mise en scène de Bousbia parvient à valoriser les quartiers, tous chargés d’Histoire (nombreuses balades dans la Casbah avec l’un des musiciens en forme de guide), à en restituer l’ambiance, à rendre leurs évolutions palpables.Par le biais de témoignages et d’images d’archive, El Gusto révèle aussi le rôle méconnu qu’a pu avoir cette musique pendant la guerre d’Algérie. Ni partisan, ni excessivement didactique, le documentaire relate quelques anecdotes non négligeables : on apprend ainsi que certaines chansons, écrites dans un dialecte intraduisible pour les soldats français, servaient à faire passer des messages indépendantistes, ou encore que les groupes de musique chaâbi, respectés par l’occupant, étaient parfois une vitrine dissimulant le transfert d’armes ou les réunions dissidentes... Le départ des pieds noirs après la Libération, contraints de choisir « entre la valise et le cercueil », enterrait définitivement le groupe El Gusto. A travers le prétexte duchaâbi, Safinez Bousbia nous parle finalement de l’Histoire commune et contrariée de deux nations (France/Algérie), dans laquelle cohabitaient plusieurs communautés (pieds noirs, arabes, Juifs) qui étaient parvenues à se retrouver autour d’une musique, aux accords populaires mais aux accents universels. Constat doux-amer, par lequel transitent d’autres thématiques comme la difficulté de la transmission, la négligence envers les aînés (« Qu’ils me rendent hommage tant que je suis encore vivant, pas après ! », piaffe une ancienne gloire oubliée du chaâbi), les injustices du statut d’Artiste (quasi-nul en Algérie, très valorisé en France, comme le montre le cas du chanteur Robert Castel). Les retrouvailles que la documentariste parvient à organiser à Marseille, au début des années 2010, sonne alors comme une revanche de l’Art sur l’Histoire. 
On le devine : El Gusto prend parfois les allures d’un conte moderne, mélancolique lorsqu’il se confronte au passé, mais gorgé de miel dès qu’il s’agit d’aborder le présent ou d’orchestrer le ’’retour’’ du groupe sur le devant de la scène. Un peu comme le Concert de Radu Mihaileanu, qui ne racontait finalement rien d’autre, quoiqu’avec moins d’authenticité... On pourra alors regretter que le final vire à la success story pure et simple (tournée dans toute la France, triomphe à Paris, etc) ou que la réalisatrice-conteuse se sente obligée de se mettre en scène avec insistance, notamment à travers une voix-off superflue qui redouble souvent les images de manière redondante. Ces artifices un peu grossiers étiolent l’émotion discrète, mais réelle, que la documentariste était parvenue à infuser auparavant, au cœur de son long-métrage. Ces réserves mises à part,El Gusto s’avère aussi chaleureux qu’instructif, donnant le goût de sa ’’bonne humeur’’ et de sa musique, dont les accents nous entraînent longtemps après la projection.

 
Frédéric de Vençay
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