DU CÔTÉ DE CEUX D’EN FACE

      Avoir 20 ans dans les Aurès

réalisé par René Vautier

Critiques > 2 octobre 2012

   
 
 
Avoir 20 ans dans les Aurès est certainement la plus connue des quelques courageuses fictions cinématographiques françaises qui se sont confrontées au sujet de la guerre d’Algérie. Cependant, rarement projetée, en dehors de quelques festivals, et quasiment jamais diffusée à la télévision, elle reste plus souvent citée que vue. Sa ressortie en salles, en version restaurée, est donc l’occasion de réaffirmer son importance historique, mais aussi de réévaluer sa pertinence cinématographique.

« La place d’un homme, dans un pays puissant, est d’être avec les plus faibles, avec ceux d’en face » (René Vautier dans un entretien avec Antoine de Baecque, 2001).

Impossible de parler correctement du film sans évoquer la figure de son réalisateur et scénariste, René Vautier, figure incontournable du cinéma militant, dont la constance, la probité, et la propension à s’attirer les foudres de la censure ne se retrouvent guère que chez un Peter Watkins. Ancien résistant pendant l’occupation allemande, Vautier est l’auteur du premier film anticolonialiste français, Afrique 50. Suivent plusieurs documentaires (Une nationL’Algérie en flammes…) dans lesquels il donne la parole aux maquisards algériens et proclame l’inéluctabilité de l’indépendance. Tous ces brûlots sont interdits sitôt tournés, et valent à Vautier plusieurs condamnations (et quelques mois de prison). Contraint de s’exiler, il ne revient en France qu’en 1970.

Avoir 20 ans dans les Aurès, que Vautier projetait de réaliser depuis le début des années 1960, est tourné en Tunisie en 1971 et sort en 1972, soit dix ans après les accords d’Évian. Le sujet reste cependant sensible : Vautier devra entamer une grève de la faim avant d’obtenir un visa lui permettant de présenter son film à Cannes. Avoir 20 ans dans les Aurès en repart auréolé du Grand Prix de la Critique Internationale. Il est alors diffusé en France et y rencontre un succès public et critique considérable, malgré quelques projections houleuses (et un attentat dans un cinéma parisien) [*].

Le film démarre in medias res : au cœur du djebel, des soldats français prennent d’assaut une planque d’indépendantistes algériens. Une série de flash-backs teintés de nostalgie nous permettent de faire plus ample connaissance avec ce régiment d’appelés bretons d’origine modeste, soudés par une amitié moins virile que bon enfant – une scène récurrente nous les montre en train de s’ébrouer, nus et hilares, dans un point d’eau.

Parmi eux, un instituteur et un prêtre ouvrier tiennent lieu de boussole idéologique. Leur credo est clairement antimilitariste et gauchiste : « Des fils de prolos, même sous l’uniforme, ça reste des fils de prolos. » Débarque le lieutenant Perrin, professionnel de la guerre, manipulateur et rusé (impressionnant Philippe Léotard) : d’abord en butte aux quolibets de ces réfractaires, il parvient, grâce à un discours mieux rôdé que le leur, à les plonger au cœur des combats et à leur faire perdre (à une exception près – on y reviendra) leurs illusions et leurs principes humanistes.

La première moitié du film dénonce la perte des repères moraux et la dilution des responsabilités inhérentes à l’état de guerre. Hélas, s’il montre bien les conséquences de l’endoctrinement qui transforme en soudards les pacifiques agnelets, le réalisateur ne fait jamais ressentir au spectateur le vertige de ce brutal basculement. Par choix militant ou par incapacité à dépasser la faiblesse des moyens dont il dispose, il choisit le discours au détriment de l’image, du récit. Ainsi, entre chacune des brèves et éprouvantes séquences où l’on voit le régiment brutaliser, piller, violer et tuer les Algériens, il intercale de fausses interviews où, mi-crâneurs mi-penauds, les appelés tentent de justifier leurs actes face caméra (« Au début on tire n’importe où parce qu’on a la trouille, après on vise parce que l’on y prend goût. »). Il abuse également de dialogues un rien trop didactiques, notamment entre l’instituteur (blessé, diminué) et le lieutenant (cynique, satisfait), tandis que des chansons engagées, composées pour les besoins du film, en redoublent le message.

Malgré un impact cinématographique moindre qu’une Bataille d’Alger (qui ne sacrifiait pas l’efficacité dramatique au combat politique), réalisée six ans plus tôt, Avoir 20 ans dans les Aurès n’est cependant pas sans mérites formels. Le film est ainsi frappant de réalisme : Vautier, documentariste de formation, s’est appuyé non seulement sur les entretiens qu’il a menés auprès de cinq cents appelés et sur sa propre expérience de la guerre, mais a également eu recours à l’improvisation, ne conservant que les scènes où l’inspiration des comédiens recoupait les témoignages des appelés. Et de fait les situations et les dialogues sonnent remarquablement juste.

On trouve aussi, dans Avoir 20 ans dans les Aurès, quelques belles idées de mise en scène, comme ces travellings latéraux entre le corps souffrant de l’instituteur et les peintures rupestres de l’abri où il se tient prostré. Et des images terribles : celles du charnier de Saqiet Sidi Youssef, village tunisien rasé par un bombardement des troupes françaises. Dix ans après les avoir tournées, il intègre ces archives (plus parlantes que tous les discours, plus convaincantes que tous les prêches) à son film de fiction en les accompagnant de chants berbères à la mélancolie poignante.

Surtout, il y a la deuxième moitié du film, inspirée du témoignage longtemps censuré d’un déserteur, et qui s’attache au sort du seul soldat que le lieutenant Perrin et les circonstances n’ont pas réussi à détourner de ses convictions pacifistes. Cette partie passionne par son côté à la fois brut et contemplatif : dans de magnifiques paysages désertiques, l’appelé idéaliste chemine en compagnie d’un de « ceux d’en face » : un insurgé algérien dont il ne parle pas la langue. La cinégénie propre à l’errance désertique fonctionne à plein : Avoir 20 ans dans les Aurès apparaît alors comme l’improbable ancêtre d’un Gerry. Et témoigne d’une foi dans l’humanité assez bouleversante, qu’une fin profondément désenchantée (glaçante dernière tirade du film) ne parviendra pas à totalement dissiper.

Sébastien Chapuys

Notes

[*] Jusqu’à récemment, le film continuait de déranger : en 1997, à Tourcoing, des élus et des militants du FN (mais aussi du RPR et de l’UDF) tentèrent d’en faire interdire la diffusion au nom de « l’honneur ». Rappelons que René Vautier a contribué à mettre en lumière le passé trouble de Jean-Marie Le Pen pendant la guerre d’Algérie.


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Avoir 20 ans dans les Aurès (France, 1972). Durée : 1h35. Réalisation : René Vautier. Scénario : René Vautier, d’après le livreLe Désert à l’aube de Noël Favrelière. Image : Pierre Clément, Daniel Turban. Montage : Hamid Djellouli, Jacques Michel, Simonne Nedjma Scialom. Musique : Pierre Tisserand, Taos Amrouche, Yves Branellec. Interprétation : Alexandre Arcady (Nono), Hamid Djellouli (Youssef), Philippe Léotard (le lieutenant Perrin), Jacques Cancelier (Coco), Jean-Michel Ribes (le curé), Michel Elias (Robert, l’instituteur)… Reprise : 3 octobre 2012.
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