LE CINÉMA POUR SEUL DISCOURS

          Rabah Ameur-Zaïmèche (2)  

                          pour la sortie de son film « Dernier maquis »

Entretiens > 21 octobre 2008

Il est difficile d’y voir parfaitement clair dans ce que provoque l’expérience de Dernier maquis. La rencontre avec son réalisateur aide en partie à mettre des mots sur ce qui touche, elle permet en tout cas de cerner davantage la façon passionnante dont il travaille. À suivre très prochainement, la rencontre avec Abel Jafri, comédien de Bled Number One et Dernier maquis.

Quels premiers retours avez-vous suite aux avant-premières ?

Des sourires enchanteurs, remplis de gratitude, qui me remercient de considérer le spectateur dans son intégralité, dans toute son intelligence et sa beauté. Car c’est à ça que notre cinéma carbure, en écartant au maximum les oppositions, les formes, les structures. On n’est ni dans le documentaire, ni dans la fiction, ni dans le cinéma de genre, dans l’impressionnisme ou l’expressionnisme radical. À chaque fois on essaie de mettre de la distance et c’est ça qui nourrit la pensée, la réflexion sur soi même et sur chacun d’entre nous. C’est ce qui forme une pensée collective. Le cinéma est un art du collectif, l’art où tout devient beau.

C’est vrai que le fait que vous ne nous imposez rien est un grand bonheur de spectateur...

Dans les espaces de sensation et de perception qu’on réussit à élaborer, il y a, pour chacun d’entre nous en tant que spectateur, toutes les possibilités pour construire la trame narrative. On peut par exemple interpréter la fin de Dernier maquis d’une multitude de façons. Pour la psychologie des personnages aussi on peut choisir parmi une multitude de tempéraments, de caractères et de raisons. Il y a un fameux lascar qui s’appelait Renoir et qui disait « chacun a ses raisons, donc filmons-les au plus près et faisons en sorte qu’ils soient les plus beaux ». Je trouve que c’est une très belle leçon que nous avons retenue.

Lors de l’écriture, comment travaillez-vous pour qu’il y ait le plus d’ouverture, d’ambiguïté possibles ?

On fait déjà des scénarios élaborés pour pouvoir les soumettre aux institutions qui soutiennent le cinéma indépendant. Ça n’a rien à voir avec la littérature, on décrit la séquence, avec quelques dialogues, c’est tout. Par contre tout notre travail c’est de sortir la puissance littéraire dans nos images. Et entre temps, pour réussir à le réaliser, on s’est mis à la peinture. Lorsqu’on écrivait avec Louise Thermes [co-scénariste], ndlr et qu’on avait des périodes de flottement, j’attaquais les pinceaux et je m’amusais avec les couleurs qu’on avait. On avait justement ce rouge et ce jaune. Tu vois le tableau qui est là, c’est le dernier plan du film : on était encore à la phase d’ écriture et pourtant le film était déjà là. C’est surprenant quand même. Et quand on commence le tournage, on commence à filmer de très loin, après on dévale la colline et on se met à la hauteur des hommes, à la hauteur de leur cœur, et on découvre les personnages. La moitié du casting n’était pas encore réalisée, on avait besoin d’un Imam et c’est là qu’étrangement on le trouve sur place, on avait besoin d’un muezzin et étrangement on le trouve sur place, d’un chef de village et étrangement on le trouve sur place. C’est quand même surprenant. Et je crois que c’est toujours en étant attentif à un certain nombre de circonstances, attentif au film qui se produit, au bien être de chacun, qu’à un moment donné on est porté dans une espèce de hasard bienveillant qui fait que toutes les choses glissent, sont fluides comme un flot de lumière qui se dirigerait vers un immense océan de bravoure et de tendresse. Nous on s’adapte, on n’est pas là pour imposer à un plateau de tournage, à toute une machinerie, à des travailleurs en plein milieu de leur site de production. On est plutôt là au contraire pour être le plus discrets possibles. C’est à nous de nous adapter, au bruit, au vacarme, à la musique... de cette zone industrielle, pas l’inverse.

Depuis combien de temps portez-vous ce projet ?

J’y pense depuis 2002. J’ai écrit seul la première mouture du scénario juste après Wesh Wesh. On n’a pas reçu les financements, donc avec Louise on a attaqué Bled Number One. Et une fois qu’on a terminé Bled, par facilité puisqu’il y avait déjà une matrice on s’est dit qu’on allait la reprendre et la retravailler.

Vous n’aviez donc pas encore rencontré le lieu lorsque vous avez écrit le scénario...

On a écrit sans connaître le lieu, mais en le découvrant on a réadapté le scénario au décor. On s’est dit tout de suite que ce décor était un décor de cinéma, qu’il n’attendait que nous, que le film était là, entre les branchages, les feuilles des arbres, les ailes déployées des grues qui réussissent à se réimplanter dans la nature de nos zones industrielles.

L’envol de la grue n’était pas prévu ?

Non. Elle était là, nous on était sur les canaux, et elle nous a demandé de la suivre. Elle n’arrêtait pas de bondir d’une rive à l’autre et on s’est dit qu’on avait pas d’autres choix, qu’il fallait la suivre, et elle nous a permis de filmer son superbe vol.

Vous avez co-écrit vos trois films. Pourquoi ce besoin d’écrire à deux ?

Parce que je suis paresseux. C’est dur d’écrire seul. Quand on est à deux on échange, on partage, le travail est partagé aussi. Et on sait que le scénario n’est qu’une matrice, qu’après on va le transformer en cinéma, en lui donnant justement toute la puissance littéraire. La littérature est dans notre cinéma, pas dans le scénario, la peinture n’est pas non plus dans notre scénario, même si on a peint pendant qu’on écrivait. La musique tout autant. Sylvain [Rifflet, compositeur de la musique originale, ndlr] est venu dès la préparation, pendant le tournage, et jusqu’à la fin on écoutait du jazz ensemble. Et puis après on a tous plongé dans le même bateau, pas une galère mais un bateau ivre dans lequel on était tous des ivrognes qui allaient faire découvrir des endroits fabuleux grâce à ce bateau. Nous on s’amuse, c’est pas tous les jours qu’on fait du cinéma, on est complètement engagés dans ce qu’on fait, on y met nos forces, nos ressources, l’énergie de toute une équipe qui est là depuis le début et qui converge autour du même film.

Le public réagit souvent aux sujets de vos films, à leur fond, moins à votre travail formel. Comment réagissez-vous à cela ?

Depuis Wesh Wesh c’est souvent le cas en effet. On se dit que c’est tellement réussi cinématographiquement qu’il n’y a rien à dire, donc attaquons les sujets politiques qui ont surgi à travers les intervalles que nous avons écartés.

Pour vous c’est donc plutôt un compliment, vous n’avez pas envie qu’on vous parle des questions de cinéma que vous posez...

On a confiance dans notre cinéma. On sait qu’on explore, qu’on cherche, et le fait de risquer pratiquement tout ça nous porte, ça nous soulève, ça nous donne la patate nécessaire pour pouvoir affronter ce qu’on découvre. Ce sont des études pour moi, je prolonge mes études universitaires de sociologie, on continue à chercher, à démonter les faits sociaux, les structures de domination, d’exploitation, c’est ça qui est le plus révoltant et qu’on dénonce dans chacun de nos films.

Vous avez confiance en effet, parce que vous dénoncez sans jamais rien montrer du doigt...

C’est parce qu’on n’est pas dans le discours. Souvent le cinéma engagé est un cinéma idéologique, dans le discours, un cinéma super bavard où il y a toujours un gentil et un méchant, du bien et du mal. La vie est beaucoup plus complexe et en même temps beaucoup plus simple. Simple parce que depuis la nuit des temps les rapports sont les mêmes, comme toutes les espèces vivantes nos sociétés sont régies par des lois très simples, la survie et la reproduction. Et en tant qu’humanité je pense qu’il est temps d’en sortir, sinon on ne vaut pas mieux que des fourmis. Et ce qui nous distingue des fourmis c’est peut être notre sentiment religieux, qui nous a permis d’inventer les arts premiers, de peindre sur les parois de nos grottes, de découvrir la puissance et la force de la raison, comme quoi la raison n’est pas antinomique avec la religion, c’est plutôt l’inverse. Les appareils religieux ont souvent été instrumentalisés par les pouvoirs, mais n’empêche, en dehors de ces appareils idéologiques il y a quand même un fond qui se trouve dans chaque cœur, et ce fond c’est notre sentiment, ce qui nous distingue des autres bêtes féroces. Et c’est en allant chercher dedans qu’on voit toute la diversité et la complexité de la vie.

Dans Wesh Wesh et dans Bled, le point de vue est souvent celui du personnage que vous interprétez, Kamel, qui dans les deux cas est en retrait, regarde une réalité dont il est étranger. Qui regarde dans Dernier maquis ?

Il y a une multitude de regards, il y a beaucoup de plongées, qui nous ont été possibles parce qu’il y a une colline de graviers à proximité. Il y a le point de vue de Mao, celui de l’hirondelle et de la grue, du ragondin, des travailleurs maliens, du chef du village, des mécaniciens... Notre idée du cinéma c’est justement d’ouvrir le plus de points de vue possibles. On y arrive au fur et à mesure, ça demande beaucoup de patience, de persévérance, et énormément de gentillesse dans l’équipe.

C’est vraiment difficile d’arriver à mettre des mots sur ce qui touche dans ce film...

Parce qu’il n’y a pas que des mots, pas que de la pensée, il y a aussi des sensations, dans chaque plan qui a été un véritable tableau, il y a toujours quelque chose à découvrir. Derrière une palette, d’un seul coup il y a le bleu du ciel qui surgit, il y a un torrent qui coule, de quelques palettes on peut faire des murs, des minarets, des impasses et des boulevards, des lieux de prières à ciel ouvert ou une installation d’art plastique contemporain en plein milieu d’une zone industrielle. La FIAC a plutôt intérêt à venir investir les zones industrielles plutôt que les beaux quartiers parisiens.

Est-ce que vous prévoyez les mouvements de caméra ? Quand vous jouez, savez -vous où elle est ou laissez vous le chef opérateur décider des mouvements ?

On essaie d’être le plus simple possible. On a des plongées, mais la plupart du temps la caméra est à hauteur d’homme. On a des travellings qui nous permettent de décrire l’environnement dans lequel nous baignons, à travers toutes ces palettes rouges. C’est comme ça qu’on arrive à sillonner à travers les grattes ciels de palettes. On est là pour capter. Quand je suis devant la caméra, ça me permet de poursuivre mon travail de réalisateur, de donner les dernières indications auxquelles je n’avais pas pensé et qui vont tout bouleverser. C’est très simple comment on a fait. Au départ on était en haut, pendant plusieurs jours on a filmé de très loin, pour être le plus discrets possibles et pour être acceptés, petit à petit, apprivoisés par le paysage, le décor et les hommes. Une fois qu’on a été adoptés, on était au cœur de la zone de fabrication, donc au cœur du processus de production et de domination. Et là on a posé la caméra en plein milieu, et à chaque fois on tournait, pour saisir des moments de vérité, parfois on tournait à 360 degrés pour réussir à saisir des choses complètement imprévues. C’est pas rien d’être un plateau de cinéma au milieu d’une usine qui continue de travailler. On a vraiment partagé cet espace avec les travailleurs, et c’est ce qui a permis d’avoir cette patate et de trouver ces points de vue différents.

Pourquoi n’avez vous pas tourné à deux caméras comme dans Bled ?

Pour Bled on avait tourné à deux caméras par sécurité, au cas où il y aurait un problème, car on était en Algérie dans un endroit perdu. L’une des caméras est d’ailleurs tombée dans l’eau. Mais sinon, comme dans Bled ou dans Wesh le plan est très clair, le plan pour moi c’est un tableau, c’est le décor, le visage, le regard, le sourire, qui nous l’imposent. C’est rien d’autre que ça. On n’a pas besoin à chaque fois de découper. Plus tu découpes et plus la pensée ou la réflexion va être hachée. Ça c’est le cinéma américain de propagande, où on est là pour manger des popcorns et nous décérébrer les quelques neurones qu’il nous reste. Nous on fait l’inverse, on fait des plans longs, qui durent et qui nourrissent justement la réflexion. Ça peut être ennuyeux mais ça a de l’impact, tu découvres à chaque fois des choses nouvelles et complètement inattendues dans cette peinture, et en même temps tu as suffisamment de temps pour essayer de répertorier toutes les possibilités qu’il y a devant toi.

Y a t-il des cinéastes actuels dont vous vous sentez proche ?

Non, de personne, nous on essaie de faire ce qu’on peut, avec l’argent qu’on peut. Par choix au départ, parce qu’on voulait rester indépendants et accéder à la liberté, et par nécessité parce qu’on s’était fait jeter de plein d’autre boîtes de production. Le fait d’être autonome du début du processus de création jusqu’à la fin nous permet d’être libres, de faire le cinéma qu’on veut. Quels cinéastes me touchent ? J’aime bien Jarmusch, j’aime bien ce lascar, mais c’est tout. Il a fait de grands films, mais je pense que nous on est encore plus forts que lui. Nos films ils restent, on va encore plus loin. Il y a toujours non seulement des interpellations sur le politique, sur les sujets d’actualité, mais aussi des interpellations sur nos cœurs, notre imaginaire, sur nos rêves et notre poésie. J’exagère là, après tout chacun son cinéma, on n’est pas là pour se comparer les uns les autres. Nous on fait du cinéma par nécessité, sinon on pète les plombs. Le cinéma c’est notre dernier maquis. C’est ce qui nous permet d’accéder à une forme de liberté. On a beaucoup de chance, de privilèges. Alors il n’y a pas de raisons qu’on se gène, qu’on ralentisse, qu’on soit prudents. Il n’y a pas de raisons qu’on n’utilise pas tout le potentiel magistral, magnifique, d’une puissance complètement inouïe, de cet art majeur qu’est le cinéma. On en fait donc on y va à fond, on utilise toutes ses possibilités sinon ça serait presque de la trahison. Quand j’étais enfant j’aimais beaucoup Renoir, Ford, le cinéma noir et blanc qui me terrifiait, Murnau. Nosferatu m’avait tellement terrifié que c’est peut-être en réponse à ça que je suis devenu cinéaste. Au moins là, je maîtrise.

Vous maîtrisez... et en même temps pas tellement, vous vous laissez surprendre aussi beaucoup...

La maîtrise absolue n’existe pas, la seule chose qu’on peut faire c’est d’être impeccables, irréprochables, et ensuite accepter la dérive, la mobilité, la fluidité, qu’il y a autre chose que nos prétendus ego et suffisances.

À quelle distance de Mao vous situez-vous ?

Mao c’est un être humain, moi je le trouve beau. C’est un homme, c’est pour ça qu’il se retrouve tout seul à la fin, dans la mosquée qu’il a ouverte. Il est compliqué, il est en même temps doux, sincère, machiavélique, ambigu, il a toutes ces facettes qui caractérisent chacun d’entre nous. Donc c’est un beau personnage. En plus c’est pas vraiment un dominant puisque c’est un entrepreneur, c’est pas quelqu’un qui possède les moyens de production, qui essaie d’épuiser ses travailleurs à la tache. Il essaie de combiner le fait qu’il est musulman et en même temps entrepreneur. C’est pas évident pour lui, il doit faire tourner sa boîte et en même temps il doit faire preuve d’équité et de justice. Il est devant des paradoxes terribles. C’est pour ça que j’ai de l’affection pour lui, parce qu’il essaie de surmonter ça, il se bat. Et le seul personnage qui est vraiment seul, c’est lui.

Les personnages que vous interprétez dans vos trois films sont tous à distance des autres...

C’est ce qui permet justement la naissance d’un nouveau point de vue, le point de vue de l’observateur. Comme dans le documentaire il permet, à partir du centre, sans juger quoi que ce soit, au spectateur de s’installer et de prendre son regard.

Les spectateurs ne jugent-il pas plus sévèrement Mao que vous ne le faites ?

Si, mais ça n’est pas tout le temps le cas, ça dépend de la manière dont ils sont installés. Il y a beaucoup de personnes, même si elles arrivent à se débarrasser des préjugés, qui continuent à en être encombrées.

Avez-vous confiance pour la suite ?

Je ne sais pas si on va arriver à produire un nouveau film mais en tout cas on a confiance en notre cinéma. On sait qu’on n’a pas besoin d’avoir des millions de dollars pour pouvoir accéder à toute la palette extrêmement étendue qu’est le cinéma.

Quand on refuse votre projet, que vous reproche-t-on ?

On nous a parlé d’ambiguïté, ça nous a fait beaucoup rire. Le cinéma qu’on fait ne joue pas une idéologie contre une autre, un personnage contre un autre, il n’a pas de discours. Le seul discours qu’il a c’est son cinéma. L’ambiguïté c’est quand même quelque chose qui nous appartient, et si on a réussi à faire un film ambigu je trouve que c’est quand même aussi un compliment.

Propos recueillis le 21 octobre 2008 à Montreuil par Marion Pasquier.

Un grand merci à Tony Arnoux et à Sarrazink Production pour leur accueil.


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