« Normal ! », un film pour débattre sur l?Algérie
Un hélico ronronne au-dessus de la Baie d’Alger. Dans la pièce sombre, une jeune femme accroupie s’applique à écrire en lettres rouges sur un drap blanc : « Algérie libre et démocratique ». C’est le slogan de sa banderole pour la prochaine « manifestation du samedi » à laquelle elle compte bien participer. Son compagnon veut l’en empêcher. Il visionne en boucle les vidéos des marches précédentes sur son ordinateur portable : rues en feu, jeunes gens matraqués… Il s’interrompt pour appeler les acteurs du film qu’il réalise depuis deux ans pour les convaincre de venir voir son montage provisoire dont il n’est pas satisfait. Au bout du fil, les comédiens hésitent. « C’est dur de traverser Alger. Tout est bloqué. » Il insiste : « Vous avez vu Youtube, la Tunisie ? Ce qui manque pour finir le film, il faut aller le chercher ».
« L’engagement, ça te touche »
Sans moyen financier, le jeune réalisateur voudrait leur faire jouer une dernière scène dont le décor serait une vraie manifestation. « Pourquoi maintenant ? », lui demande sa femme qui lui en veut toujours d’avoir ajouté une histoire d’amour au scénario dont elle est l’auteur. Le couple finit par se disputer. Il la rejoint sur la terrasse où les antennes paraboliques tutoient les lessives qui sèchent. Dialogues de sourds. Elle : « Faut être cohérent, tu vois ! » Lui, suppliant :« L’engagement, ça te touche. »
Tournée à l’été 2011 alors que les Printemps arabes battaient leur plein en Tunisie et ailleurs, cette première scène de Normal !, le dernier film de l’Algérien Merzak Allouache, et avec elle toutes celles qu’elle entraîne, sert d’ossature à un film que le temps a rattrapé et qui se joue de ses aléas pour mieux les épouser et en pointer les tendances. C’est « une fiction totale qui se nourrit de la réalité : celle du désarroi de la jeunesse », explique le réalisateur qui se dit« inquiet pour l’avenir de l’Algérie ».
« Antinational et subversif »
Le terme « normal » est utilisé par les jeunes pour exprimer à la fois leur fatalisme et leur désarroi. Depuis vingt-cinq ans, l’Algérie a payé un lourd tribut à la révolte – des printemps kabyles successifs aux manifestations des jeunes contre le parti unique (1988) ou à la décennie noire (1990-2000) contre les terrorismes armés. Une période qui a vu le changement progressif des mentalités : une « régression profonde, estime Allouache, qui s’appuie hypocritement sur une religiosité liée à un pseudo nationalisme de façade ».
Faisant évoluer malicieusement ses personnages dans cet Alger qu’il met si bien en scène, le réalisateur d’Omar Gatlato (1976) et de Bab El Oued City (2011) confronte une fois de plus la petite histoire du cinéma et les grands moments de l’histoire de la capitale algérienne. Pas de scénario précis, assure-t-il, « tout juste un canevas. Le sujet était la censure que subissait un jeune qui voulait créer une pièce théâtrale. Et son histoire d’amour avec une jeune immigrée. »Dans cette société aux « valeurs arabo-islamiques » exacerbées, son scénario est jugé« antinational » et « subversif »…
Les commentaires des comédiens sur le montage des images du premier tournage, montrent cet « environnement hostile » dont parle le réalisateur, et aussi un milieu artistique «castrateur ». Ils révèlent autant la censure dont est victime ce microcosme que l’autocensure qu’il s’inflige. Film dans le film, film sur le film, et fil conducteur du film, leurs critiques sont bien le reflet de la mentalité de la société algérienne contemporaine.
Un révélateur du puritanisme ambiant
Notamment, la scène du baiser avec la jeune immigrée qui suscite colère et jalousie de l’une des comédiennes, épouse de l’homme concerné dans la vraie vie. La jeune femme confond classiquement fiction et réalité mais, au-delà, réprouve l’amour physique montré à l’écran (en tout bien tout honneur, il faut le préciser !). Ainsi bien sûr que la liberté de mouvement de cette jeune femme qui refuse de se soumettre aux règles en vigueur.
Il y a aussi cette gêne des comédiens visionnant les images « prises à la volée » avec une petite caméra lors du Festival panafricain d’Alger en 2009. Dans la rue, les danses « folkloriques » venues d’Afrique se déploient en toute liberté – liberté des corps, liberté d’expression. Et semblent agir en révélateur du puritanisme ambiant. Ce festival a surtout été « non-événement, au regard de l’absence de vie artistique et culturelle ambiante, de la censure et de la morosité », affirme Allouache. Un comble si on se souvient de la haute valeur symbolique de la première édition en 1969…
Last but not least, si Merzak Allouache a voulu faire « un film pour débattre », il a été, dit-il, « dépassé » par la polémique parue dans la presse algérienne après sa projection au dernier Festival arabe d’Oran. « J’ai eu l’impression d’être quelqu’un qui a commis un crime et qu’il faut punir d’avoir tourné quelque chose… Or ce que j’ai tourné, c’est simplement un film. »