La Casbah se meurt. En plus de la dégradation, chaque jour davantage, de ses somptueux parements, ce sont ses meilleurs enfants qui partent, rappelés qu'ils sont par la volonté divine. Après Omar Boudia, c'est au tour de Mustapha Badie de nous quitter, sur un fondu enchaîné, ou presque ...
Dans une relative indifférence, convient-il de souligner ici, et ce, à l'instigation de la culture de l'oubli et de la haine de la citadinité. Deux fléaux qui tendent de plus en plus à réduire le champ culturel national à une portion congrue et à faire en sorte que les meilleurs enfants de La Casbah soient victimes d'un exil intérieur lourd de sens qui fonde et explique l'émoussement des capacités créatives d'un espace citadin ayant pourtant tant donné à notre pays.
Ayant vécu la Révolution nationale dans sa chair, alors qu'il avait toutes les chances de profiter pleinement d'une intégration, Mustapha Badie prenait très tôt conscience de sa situation objective. Il était l'un de ceux qui croyaient dur comme fer en le rôle décisif que pouvait jouer la culture dans la prise de conscience du fait national. Et c'est assurément pour ces raisons qu'il s'investit dans les activités artistiques et culturelles, avant de choisir le théâtre comme moyen d'expression directe. Ce choix sera judicieux à bien des égards, les arts dramatiques étaient les seuls à pouvoir refléter à merveille, à l'époque, l'exploitation et l'occultation d'un peuple ainsi que les luttes menées par celui-ci au plan social.
A l'école du nationalisme et du théâtre populaire
L'influence du théâtre populaire algérien dont les bases constitutives ont été jetées par Mahieddine Bachetarzi, Allalou et Rachid Ksentini l'aida énormément à affiner sa vision des choses, en même temps qu'elle lui permit d'esquisser les contours de sa propre représentation des choses et. des événements, dans une dynamique en adéquation avec les exigences du moment et les idées nationalistes qui allaient en se radicalisant.

Formé à l'école du nationalisme autant que par un théâtre populaire offensif, contestataire et éminemment social, c'est sans surprise qu'il se mettra, au lendemain de l'indépendance nationale, au service de la libération de l'âme de tout un peuple. A un moment surtout où le pays connaissait un renouveau culturel salvateur à l'initiative de feu Mohamed Boudia, un autre enfant de La Casbah, et de plusieurs mouvements représentant une société civile alors conquérante.
Ce n'est donc pas sans raison qu'il optera, après sa sortie des geôles de la soldatesque française, pour la civilisation naissante de l'image. Un moyen d'expression que la caste coloniale a savamment utilisé pour souligner la suprématie de sa superstructure et asservir spirituellement et culturellement la société globale algérienne.
D'ailleurs, les premiers films algériens constituent, en quelque sorte, un miroir fidèle, témoin d'une époque effervescente et forcément créatrice où l'Algérien créait l'événement en se libérant du joug colonial d'abord, et en jetant les bases de sa souveraineté culturelle, ensuite. C'est justement la Révolution nationale qui a donné à des cinéastes comme Mustapha Badie l'impulsion idéologique décisive.
Une oeuvre aussi marquante que prestigieuse comme La Nuit a peur du soleil a participé pleinement à cette fondation, dès 1965 avec Une si jeune paix de Jacques Charby. La représentation de la Guerre de Libération nationale par l'image a indiscutablement donné à l'Algérie des films de qualité susceptible de rivaliser avec la production cinématographique internationale.
Une détermination à faire figure de défricheur et de réfractaire
Avec La nuit a peur du soleil, le premier long métrage entièrement algérien, Mustapha Badie annonce vite la couleur et sa détermination, à peine contenue, à faire figure de défricheur et de réfractaire. C'est un cinéaste qui a vite compris aussi que sa tâche consistait à ouvrir des brèches dans le dos de nos institutions dominantes, à essayer de dénouer la chaîne des oppressions, à voir et à entendre le travail castrateur d'interdits, d'inhibitions, de refoulements et de leurs séquelles sur des corps, des voix, des discours, des textes, des sentiments et des idéaux.
La Nuit a peur du soleil se présente sous la forme d'une fresque historique de 195 minutes, qui retrace les étapes les plus, importantes de la guerre de libération nationale. Bien que très mal accueilli par certains critiques de cinéma, ce film a obtenu un immense succès populaire.
Toutefois, cette réussite ne relève pas uniquement du rapport du signifiant aux mélodrames égyptiens et au western. Elle est par ailleurs portée et justifiée par un énoncé des plus efficients où la bourgeoisie terrienne, la voracité des parvenus, la déception de certains révolutionnaire et les alliances tissées entre des officiers de l'ALN et des représentants de la féodalité occupent une place de choix. Pour le critique de cinéma français Claude-Michel Cluny c'est, à l'évidence, une fresque ambitieuse, avec des moments d'éclat, et des pans d'ombre d'où Mustapha Badie faisait surgir un monde compromis, prêt à tout vendre, ou à tout acheter. En dépit de longueurs pas toujours justifiées, estime la même source, la mise en scène était bien tenue en main, et la charge critique, à l'égard de la bourgeoisie avec laquelle la Révolution allait devoir compter, donnaient à ce film un ton assez personnel et vigoureux. Il ne pouvait en être autrement, surtout lorsque le réalisateur concerné tenait à souligner, à propos de son premier long métrage : « J'ai reproduit les choses telles que je les ai vues, j'ai mis en scène des situations telles que les ai senties. J'ai traité cette histoire avec spontanéité. » Après le très discutable La mort de Hassan Terro, ainsi que, cette fois-ci pour la télévision, Le Charlatan, il adapte pour le compte du même média deux romans de Mohammed Dib, L'Incendie et La grande maison qui donneront Al-Harik, en 1976, et Le Suicide, en 1997.
Mustapha Badie occupera, par ailleurs, des fonctions administratives, en qualité de directeur des arts audio-visuels, au ministère de l'Information et de la Culture.
C'est à ce moment-là qu'il se fera une idée précise sur les intentions réelles du système, s'agissant du devenir du cinéma national. Il retournera à la Télévision algérienne où il s'essaiera à d'autres genres qui seront, cependant, en deçà des prouesses enregistrées par les feuilletons en relation étroite avec l'œuvre de Mohammed Dib. Désabusé et aigri, il ne cachait nullement son indignation, invitant, dans Ecrans du Sud, une émission de Canal Algérie, les cinéastes algériens à accorder plus d'importance à la vidéo dont les coûts de production sont de loin inférieurs à ceux du secteur cinématographique. Le cas échéant, le désengagement de l'Etat aidant, la représentation du peuple algérien par l'image redeviendrait de la compétence de l'autre ...
La nuit n'aura plus peur du soleil
Par ABDELHAKIM MEZIANI
L'Expression vendredi 29 - samedi 30 juin 2001