Le photographe à la reconquête de son corps, par Clément Chéroux
  Il semble qu’au XIXe siècle la présence inopinée du photographe au sein de son image ait été considérée comme un défaut. En témoignent ces manuels qui exhortent l’opérateur à ne pas tourner le dos au soleil afin que son ombre ne vienne obstruer la partie inférieure de son image ; en témoignent encore ces articles de revues qui recommandent au photographe de se méfier de son propre reflet lorsqu’il photographie des surfaces réfléchissantes.
Sans doute y a-t-il derrière ces prescriptions – qui nous paraissent aujourd’hui bien curieuses au regard des développements ultérieurs de l’histoire de la photographie – la volonté d’entretenir l’illusion d’un médium parfaitement objectif, parce qu’apparemment exempt d’intervention humaine, achéiropoïète, sine manu facta, non fait par la main de l’homme, et de faire disparaître, à cet effet, toutes traces de sa présence dans l’image. Durant ce premier siècle de la photographie, l’ombre et le reflet du photographe sont encore des indices embarrassants qui trahissent son importance dans le processus de production de l’image.
Dans la conception et l’usage majoritairement utilitaristes de la photographie au XIXe siècle, c’est de surcroît sa capacité à reproduire le plus fidèlement possible son sujet qui compte. Le photographe en tant que tel est de peu d’importance. Il n’est qu’un opérateur au service de l’enregistrement. La plupart des photographes qui signent leurs tirages le font davantage pour revendiquer un droit de propriété qu’une esthétique personnelle. La notion d’auteur intervient certes très tôt dans le siècle, mais c’est sous sa forme juridique, pour désigner l’ayant droit de la reproduction. L’auteur, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, c’est-à-dire généralement comme un artiste, n’apparaît que très tardivement, à la toute fin du XIXe siècle avec le pictorialisme, puis au début du suivant avec les avant-gardes.
     
   
     
    Comment interpréter dès lors ces images de Charles Thurston Thompson, d’Alphonse Liébert ou d’Eugène Atget dans lesquelles le photographe figure tout de même par le truchement de son ombre ou de son reflet. À défaut d’informations précises sur l’intentionnalité des photographes, on peut envisager trois hypothèses :
    1) Sa présence est accidentelle. Lorsqu’il a composé son image, à l’envers sur son dépoli, l’opérateur était dissimulé derrière sa chambre noire, et n’a pas pensé qu’au moment d’obturer il apparaîtrait dans son cadre.
  2) Sa présence est sans importance. Sachant que son image est un document de base qui sera ensuite transposé en dessin ou en gravure, le photographe ne s’est guère soucié de ces petits défauts qui pourront aisément être escamotés, retouchés ou recadrés.
3) Sa présence est délibérée. Comme dans cette autre photographie où Pierre Petit fait croire qu’il s’est endormi devant l’objectif pour expliquer sa présence dans l’image, ces ombres et ces reflets sont d’habiles stratagèmes. Ils sont des ruses de photographes pour réinvestir physiquement leurs images. Ils sont le signe revendiqué, la signature iconographique, d’un auteur qui s’affirme et s’affiche. Si tel était le cas, ces quelques images participeraient alors déjà à ce que Georges Bataille décrira plus tard, à propos de la photographie, comme un "mouvement obstiné de reconquête du corps", celui du photographe lui-même – en l’occurrence.
     
 

 
Pour en savoir plus :
Fautographie. Petite histoire de l'erreur photographique

par Clément Chéroux 
Bruxelles, Crisnée : Yellow now, 2003

 

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