Lamine Ammar-Khodja, cinéaste «Comme tu assumes ta vie, tu assumes tes films»
Vendredi 21 juin 2013. Filmothèque Zinet. Le ciné-club de l’association Chrysalide organisait une projection du dernier film de Lamine Ammar-Khodja, « Demande à ton ombre ». Une conversation, enfin, s’imposait.
Algérie News : Tu as montré ton film, récemment, aux Rencontres cinématographiques de Béjaïa. C’était réellement la première fois que tu montrais ton film en Algérie ?
Lamine Ammar-Khodja : C’est la première projection en Algérie. J’avais montré mon film en juillet 2012 dans le cadre du FID Marseille, il y a de cela bientôt un an. Puis, j’avais discuté de l’éventualité de le présenter à Alger, avec les membres de l’association Chrysalide. On voulait faire cela en octobre dernier. Pour des histoires de calendrier, nous avions dû reporter. Il y avait aussi l’Institut français d’Alger avec qui nous avions prévu de le projeter. Mais là-aussi, ça n’a pas pu se faire. Après, je ne connais que ces deux endroits pour présenter le film. C’étaient les seules possibilités que j’avais. Du coup, la « première » s’est faite à Béjaïa.
Si demain, la direction artistique du Festival du film arabe d’Oran te contacte…
J’y vais. Pourquoi refuserais-je ? Je ne vois aucune raison à cela. J’irais à Oran montrer le film. Un film c’est fait pour être vu. Je te raconte une anecdote. Je me trouvais récemment à Tétouan. Etait présente une délégation algérienne. Parmi elle, une dame qui avait des connexions avec le festival d’Oran. On s’est rencontré le premier jour. Je lui ai dit que je présentais un film. Elle n’est pas venue le voir. Cela ne l’intéressait pas. Puis le film a obtenu une mention. À ce moment-là, elle vient vers moi et me dit : « On va montrer le film ». Alors qu’elle ne l’avait même pas vu ! Difficile de la prendre au sérieux. Ce n’est pas mon travail de démarcher. C’est à eux de le faire. Personnellement, je trouve très bizarre que le film mette autant de temps à être montré en Algérie. Malheureusement, nous dépendons d’un système de production où la reconnaissance vient de l’étranger. Tu peux être un « Antonioni » si tu veux, si tu n’es pas reconnu à l’étranger, tu n’as aucune chance de faire quoique ce soit dans ton propre pays. Tu passes inaperçu. Regarde Tariq Teguia. Il montre d’abord son film à Venise, il assure ses arrières, et donc un véritable coup de projecteur, puis le film est montré en Algérie. Il n’y a pas de gens qui s’intéressent aux films, pas assez curieux. Ou alors il faut les connaître, ce qui n’est pas mon cas. C’est vraiment schizophrène. C’est pour cela que je soutiens le projet de Chrysalide de montrer les films des jeunes réalisateurs. C’est primordial.
J’ai l’impression qu’il existe un microcosme de cinéastes dont tu fais partie, qui peinent à montrer leurs films et, de ce fait, on les case en marge du cinéma algérien, alors qu’ils n’ont rien fait pour tomber dans ce travers. Je pense notamment à Djamil Beloucif, Mohamed Lakhdar Tati, Nabil Djedouani, Hassen Ferhani, Nazim Djemaï, Amal Kateb…
Oui, Amal par exemple, dont le film «On ne mourra pas » se déroulait à Oran et qui n’a jamais été montré à ce festival. Je suis d’accord avec toi concernant la marge. Je fais des films, je veux les montrer, je ne me considère pas comme un cinéaste de la marge. Il n’y a pas cette volonté. On se trouve marginalisé sans vraiment le vouloir.
Parlons du film. « Demande à ton ombre » n’est pas ton premier opus…
Pour moi, c’est mon premier film.
Ah bon ?
C’est clair. Les choses que j’ai faites avant m’ont servi à construire ce film. Des premiers pas en quelque sorte. J’essayais des choses, j’expérimentais. Et tout cela a donné « Demande à ton ombre ».
Il y a tout de même de l’expérimentation dans ce film ?
Oui, mais il y a quelque chose qui se met en place à partir de ce film, quelque chose de plus tangible. Le fait de construire un film à la première personne, de se mettre en scène, devenait à la longue une possibilité importante pour moi de faire le film. Et puis de par ce procédé, j’aspirais à ne rien cacher, d’être dans la subjectivité, la mienne. Pour moi, c’est un véritable engagement de donner son avis dans un contexte politique assez chaud. C’est un acte citoyen en quelque sorte.
Et c’est rare de voir cela dans le paysage algérien
Oui, mais c’est dur d’assumer son choix. Peut-être la chose plus difficile pour un jeune cinéaste. Par exemple pour « Demande à ton ombre », c’est une biographie de sentiments entassés les uns à côté des autres pendant une période. Quand je le revois, je trouve qu’il y a des choses un peu dures. Sur certains aspects, je me suis un peu trop emporté ou alors telle séquence est peut-être trop triste. Et pourquoi je vois ça avec du recul ? Parce que ce sont des sentiments qui datent de deux ans. Et c’est le procédé de l’autobiographie avec son lot de doutes, de joies, de colères, un parcours qui n’est pas si simple, car il faut assumer ses sentiments, accepter de s’être trompé, d’avoir été excessif, d’avoir eu des sentiments humains.
Tu n’as pas peur que tes films vieillissent mal ?
Non, car on vit des choses durant une période, on fait un film et ça reste. C’est comme si tu me disais t’être battu avec ton frère il y a dix ans de cela et que tu regrettais. Que tu regrettes ou pas n’a pas tant d’importance, c’est arrivé c’est tout. C’est la vie. Comme tu assumes ta vie, tu assumes tes films.
Tu peux changer d’avis, mais pas tes films
Ce n’est pas grave. Heureusement que la vie avance. De toutes les façons, un film, c’est un sentiment qu’on prend à un moment donné.
Si un spectateur quinquagénaire te disait, après avoir vu ton film, que rien n’a changé depuis sa jeunesse, comment réagirais-tu ?
Cela me ferait peur, surtout pour l’Algérie (rire).
Ton film est un journal intime. Tu nous dévoiles des pans de ta personnalité. Mais on ne voit pas ton rapport aux femmes, à ta femme. D’ailleurs, quand on regarde les films réalisés par des cinéastes qui ont le même rapport que toi au cinéma, on constate aussi l’absence de femmes et notamment de leur propension à ne pas trouver la distance pour la filmer.
C’est la preuve que c’est une construction et que ce n’est pas totalement autobiographique (rire). Sérieusement, pour « Demande à ton ombre », j’ai filmé ce que j’ai trouvé devant moi. Et si tu n’y vois pas de femmes, c’est que ça raconte quelque chose. Regarde Amel, elle fait des films et elle filme des hommes.
D’ailleurs, la séquence est assez belle quand elle se filme avec son « homme ».
Oui très belle !
C’est vrai qu’on te voit faire la vaisselle, danser, attraper un cafard, dans ton quotidien. Par contre, je me souviens que dans ton web-donc (Un été à Alger), il y a des moments où tu te demandes pour quelles raisons ne trouve-t-on pas de femmes dans ton film ?
Oui, c’est vrai et dans le prochain, les choses changeront aussi. Il y aura cette question de savoir pourquoi c’est compliqué de filmer des femmes. Il y a toujours cette distance particulière et émouvante à la fois. Mais, de toutes les façons, le personnage, le mien, est une construction. A partir du moment où tu choisis les sentiments que tu veux faire partager, c’est que tu construis quelque chose, en l’occurrence mon personnage. Ma mère en regardant le film me disait que le côté autobiographique ne la gênait pas, car au fond, je ne parlais que de moi. Pas de ma famille, juste de moi. On en revient là-encore à la construction. Je raconte des choses liées à l’actualité.
D’ailleurs, avec le format du journal intime, j’ai parfois l’impression que ta caméra juge ceux qu’elle filme. Deux séquences me reviennent à l’esprit et qui se déroulent durant la même manifestation. D’une part, on y voit des gens manifester, d’autre part, tu nous montres un homme sur sa terrasse observant ces gens, puis revenant sur ses pas pour rentrer chez lui, tout penaud. D’un côté, tu as une manière de filmer comme si ta caméra se trouvait au-dessus des gens, comme si tu les taquinais, d’un autre côté, tu montres cet homme en contre-plongée, avec une distance qui crée une réflexion, un état des lieux. Je trouve cette séquence beaucoup plus forte que la première.
Je ne pense pas qu’il y ait un problème de distance. A partir du moment où tu filmes cette manifestation, tu as le droit de dire ce que tu as vu. C’est ce que faisait Chris Marker. Il filme les manifs, il a le temps du recul puis décrit ce qu’il voit. Il te fait le hors-champs, t’explique ce que tu ne vois pas dans les images pour ce que cela devient intelligible pour toi, étranger à la scène. Dans mon film, les manifs sont récupérées de cette manière. Après, peut-être que c’est parfois taquin…Mais…. Par exemple, dans la manifestation du 12 février, tu sais, celle où je parle de calvitie…
Oui, mais chez Marker, il n’y a pas comme on voit dans ton film, des parallèles entre les manifs et des choses qui seraient de l’ordre de la taquinerie. Je pense notamment à la « boite à meuh », à ton texte. Parfois, cela devient énervant. J’aurais pu être dans cette manifestation avec mes doutes et mes convictions et en voyant ton film, je pourrais me dire : « il se fiche de moi ».
Regarde Nanni Moretti quand il filme une manif’ de la Gauche. Il dit : « Je vois des parapluies ». Il le fait et pourtant il se trouve dans la manif’.
Oui mais parce qu’ils ont des parapluies.
Dans mon film, c’est la même chose, mais au lieu de parapluies, je vois des calvities. Après, c’est vrai que c’est taquin. Il ne faut pas oublier une chose. Je me trouvais parmi eux et ce sont mes images. Après, je prends le recul pour prendre position. Et c’est filmé du côté du groupe où je me suis senti enfermé. Avec le recul, je dis que je me suis trompé de trottoir.
Un moment, dans ton film, tu te retrouves chez toi, face à une page blanche, et tu essaies d’écrire.
C’était un pied de nez contre cette «loi» qui dit en gros qu’il faut écrire avant d’aller tourner. Je préfère prendre ma caméra avec ce sous-titre qui dit : « j’écrirais mon film avec la caméra ».
A ce moment-là, tu ne sais pas où tu vas avec ton film.
Oui, je découvre le film en le faisant. J’ai compris de quoi il s’agissait très tardivement. Récemment, j’ai rajouté un épilogue où je parle de la mort d’Edouard Glissant et de sa pensée archipélique. Car je me suis rendu compte que j’avais filmé des petits ilots fragmentés et isolés les uns des autres. Je voulais raccommoder tous ces ilots pour construire un archipel. Raccommoder quelque chose qui n’est pas réparable. Le film, c’est un peu ça. Il y a aussi autre chose. Quand je suis revenu en Algérie, j’étais très étonné du manque d’intérêt des gens qui m’entouraient pour la vie politique de notre société. Il y avait des émeutes qui surgissaient et je constatais qu’on n’y prêtait aucune attention. Je n’arrive pas à comprendre comment c’est possible. Toute cette actualité brûlante…tu ne peux pas me dire que cela ne te touche pas, à moins d’être aliéné de ta société. La rue était grouillante et ce qui m’a toujours intéressé, c’est de réfléchir à la manière de ramener la rue au cinéma. Comment l’extérieur influence-t-il l’intérieur. D’où cet aller-retour permanent entre les deux dans le film. Et puis le retour n’a pas été si simple pour moi. Il y avait ce sentiment d’isolement me concernant. C’était douloureux. Mais faire un film, c’est essayer de dépasser sa douleur. Ne pas être trop énervé. La colère est un sentiment éphémère. Il faut construire de la beauté à partir de ta douleur. Sinon, cela devient du pathos. C’est un peu ça faire un film. Dire : « Qu’est-ce que j’ai compris de ma douleur ?». Quand on travaille sur l’actualité, il faut faire attention à ne pas trop rester figé dans le présent. C’est Godard qui disait, les mauvais films sont au présent. Il faut être dans le présent et avoir le recul nécessaire pour garder un oeil vers l’horizon.
Propos recueillis par Samir Ardjoum