cinema,algerie,film,scenario
C’est ce soir, au Mougar, qu’aura lieu l’avant-première algérienne de L’Oranais, le second long métrage de Lyes Salem, et qui sera également projeté demain à Béjaïa, avant de connaître sa sortie nationale à la mi-octobre sur le territoire algérien.
Rappelons qu’après avoir décroché le Grand prix à Angoulême il y a sept ans, avec sa comédie Mascarades, Lyes Salem a récidivé le 26 août au Festival francophone où il a conquis le Valois d’or de la meilleure interprétation masculine. L’Oranais est plutôt un drame psychologique, alors que Mascarades était une comédie de mœurs contemporaine. Et Lyes Salem excelle autant dans ce genre, nouveau pour lui, qu’il le fut dans le truculent Mascarades.
Pour la première fois sans doute dans l’histoire de la filmographie algérienne, un cinéaste s’empare à bras-le-corps de la vie politique du pays en embrassant trente ans de l’évolution du «système» à travers le récit d’une forte amitié entre deux hommes — Hamid (Khaled Benaïssa) et Djaffar dit Djef (Lyes Salem lui-même) —, laquelle amitié va venir se fracasser sur les affres de la corruption, le prix des compromis et le culte du mensonge.
Ce qui distingue L’Oranais tout d’abord, c’est le scénario d’une grande densité qui épouse une progression dramatique menée de main de maître, quand on sait que l’écriture préalable d’un film demeure le talon d’Achille de la production algérienne en général. Il est extrêmement rare de rencontrer autant de maîtrise dans tous les compartiments d’un film : un scénario architecturé, des dialogues pertinents, une photographie de qualité, une bande son et une musique adéquates, une direction d’acteurs à la hauteur, une forte dramaturgie, un montage rythmé, des décors bien choisis, de même que les costumes… La perfection serait-elle de ce monde… du 7e art ?
Le fil conducteur du récit est bien sûr cette histoire d’amitié entre Hamid et Djaffar, et se fond remarquablement dans le contexte historique d’une Algérie qui va subir de profonds changements entre l’indépendance acquise et la veille des événements sociopolitiques de 1988/1989, qui vont profondément transformer le paysage institutionnel et social de l’Algérie.
Le préambule du film s’ouvre sur l’année 1957 à Oran, lorsque nos deux amis «cornaqués» par Zyad vont rejoindre les rangs de la Révolution. L’un (Hamid) à l’Ouest, qui va plus tard représenter le FLN dans les capitales étrangères, dont Washington, d’où il ramènera Elisabeth, son épouse américaine, tandis que l’autre (Djaffar) se retrouve dans les maquis de l’Est où ses faits d’armes vont le hisser au grade de commandant et de héros (voir la scène de liesse du retour en 1962).
Le drame personnel vécu par Djaffar va progressivement influer sur la relation entre les deux amis, d’autant qu’un secret découvert sur le tard va éclairer le commandant Djaffar quant à certaines pratiques de népotisme qui s’incrustent au cœur de la machine d’un pouvoir gagné par l’affairisme et les manipulations des «services»… Ancien menuisier, Djaffar est amené à diriger une entreprise d’Etat où pointe déjà la bureaucratie, alors que Hamid, plutôt homme politique et futur ministre et tribun, (il enflamme les foules lors d’un meeting), va peu à peu glisser dans la concussion et l’affairisme à tout crin (il est à la tête de quatorze hammans !).
Le récit est un habile enchevêtrement de situations qui vont installer la dramaturgie d’une histoire sanctionnée par l’affrontement et l’échec. On est désormais très loin des espoirs et des aspirations de jeunes révolutionnaires enthousiastes et convaincus quant à un avenir qu’ils imaginaient prospère pour leur jeune pays. Ce qui fonde l’originalité de L’Oranais, c’est le talent avec lequel Lyes Salem a su entremêler avec justesse une histoire de personnages de fiction avec la grande Histoire.
La richesse du scénario réside également dans la peinture des seconds rôles, aussi formidablement dessinés qu’écrits. Ici, point de
«silhouettes» : que des personnages à forte épaisseur psychologique, conférant à L’Oranais un équilibre parfait exprimé par la mise en scène de Lyes Salem, ce qui vérifie le fait selon lequel un comédien est un bon directeur d’acteurs. Etre devant et derrière la caméra à la fois avec autant de conviction et de crédibilité n’est pas chose facile à réussir. Woody Allen en est un bon exemple.
Le récit est, par ailleurs, parsemé de faits historiques passés au tamis de la fiction. Le viol des femmes pendant la guerre (Bachir, le «fils» de Djaffar, est blond aux yeux bleus…), l’introduction de l’arabe classique traité sur le mode de l’humour, le débat autour de la berbérité, la répression des journalistes, la torture érigée en système par les services...
Dans L’Oranais, Lyes Salem a substitué l’émotion et la poésie à l’humour qui parcourait Mascarades. La séquence culturelle au théâtre est d’une grande beauté, et les chansons originales d’Amazigh Kateb confèrent une dimension quasi philosophique et poétique, en résonance avec les sentiments qui habitent le personnage de Djaffar en proie à des interrogations et des émotions contradictoires. Celles-là mêmes qui vont altérer l’amitié pourtant solide avec Hamid.
La scène de dénouement dans une chambre d’hospitalisation — qui consacre aussi Khaled Benaïssa en brillant comédien — apporte également une note singulière dans un film qui classe désormais Lyes Salem dans le gotha des meilleurs cinéastes algériens.
L’Algérie du «système» et de ses hommes a trouvé, ici, son film référence. Comme ce fut le cas pour un certain Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola sur l’Italie de l’après- guerre.