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par Ahmed Cheniki
Il y a quatre ans, décédait l'une des plus grandes actrices algériennes, Keltoum. Quand il y a un peu plus de deux années, Michel Corvin et les Editions des femmes m'ont demandé de présenter dans le cadre de la grande encyclopédie des créatrices du monde (en quatre volumes), des femmes de théâtre arabes. La première femme à laquelle j'avais tout naturellement pensé, c'était tout simplement Keltoum, une dame extraordinaire aux talents multiples.
Danseuse, comédienne et chanteuse, elle excellait dans les rôles de composition et les personnages de femmes à forte personnalité, tenaces et résistantes, comme dans le film de Mohamed Lakhdar Hamina, Le vent des Aurès, où elle incarne, un personnage féminin, orgueilleux et humain, en quête d'un fils disparu dans les geôles françaises. Jamais, une comédienne algérienne n'a réussi à émouvoir, avec autant de force et de générosité le public.
Keltoum est une des icones les plus représentatives du théâtre et du cinéma en Algérie. De son vrai nom Adjouri Aicha, Keltoum qui, utilisant un pseudonyme, réussit ainsi à ne pas trop exposer le nom de sa famille dans un environnement hostile, machiste. Fortement séduite par l'art de la scène, elle ne pouvait pas ne pas tenter la délicate aventure pratiquer le théâtre et le cinéma, au risque de rompre tout lien avec sa famille. Faire du théâtre n'était pas chose aisée pour une femme. Déjà, à l'époque, être une femme était un sacré poids.
Elle décide très tôt de s'engager dans les jeux artistiques en animant des rencontres de chants ou des mariages. Elle fit même vibrer la place Albert 1er à Nice en y dansant devant près de 20000 personnes vers le début des années 30. Mais c'est la rencontre avec Mahieddine Bachetarzi, l'homme à tout faire du théâtre en Algérie, qui va transformer la vie de cette jeune fille qui comprit, en découvrant qu'elle fréquente désormais les grands du théâtre, qu'elle serait forcée de faire l'impossible pour occuper le devant de la scène.
Néé le 4 avril 1916 à Blida, Keltoum qui interpréta quelques petits rôles dans quelques films français et allemands dans les années 30 et 40 ne commença réellement sa carrière de comédienne qu'à partir de 1935 où elle fut découverte par Bachetarzi qui lui apprit sérieusement les premiers rudiments du métier de comédienne. Elle fit la connaissance de grands hommes de théâtre comme Rachid Ksentini et Habib Réda aux côtés desquels elle s'imposa définitivement, donnant à voir et à apprécier l'étendue de son talent.
Elle se métamorphosa tour à tour en Desdémone, en 1952 dans une traduction d'Othello de Shakespeare, en quêteuse de bonne foi, en mère courage de Brecht ou Les enfants de la Casbah, de La Poncia dans La Maison de Bernarda Alba ; elle touchait à tout, excellait dans les rôles de composition et réussissait à rendre plus «vrais» les personnages qu'elle interprétait. Au cinéma comme au théâtre, elle imprimait son empreinte comme dans ce film de Mohamed Lakhdar Hamina, Le vent des Aurès, où elle cherchait, une poule dans sa besace, les traces de son fils arrêté par l'armée française. A côté du théâtre, elle dansait et chantait. Elle produisit cinq disques.
Elle fit ses débuts dans le cinéma grâce à Petr Svoboda qui la distribua dans son long métrage, La septième porte en 1948. Puis n'arrêta plus de jouer dans des films jusqu'à ce maudit jour, le 30 mai 1951, où elle se jeta, dépitée et déprimée de son balcon provoquant de graves blessures au niveau des vertèbres.
Elle y était présente dans plus d'une vingtaine de films (Le vent des Aurès, Décembre, Hassan Terro, Les folles années du twist
), mais préférait, de loin, le théâtre qu'elle pratiqua du temps de Bachetarzi et après l'indépendance au TNA (Théâtre National Algérien). Plus de 70 pièces. Elle joua notamment dans les pièces suivantes : Mariage par téléphone (avec Ksentini ; Les fusils de la mère Carrar, Rose rouge pour moi (1964), Le sultan embarrassé, Le foehn (1967), Rouge l'aube (1967), La femme stérile (1973) ; Les rustres de Goldoni ; La mort d'un commis voyageur d'Arthur Miller, Les concierges de Rouiched, sa dernière pièce.
Certes, Keltoum n'était pas la première femme à monter sur scène ; il y avait déjà Marie Soussan, la compagne de Rachid Ksentini, une certaine Mme B. Amina, interprétant l'épouse de Haroun Errachid dans Aboul Hassan el Mougnafel de Allalou et B.Ghazala dans le rôle de Sett el Boudour dans Le pêcheur et le génie du même Allalou en 1927.
Mais Keltoum avait une singulière élégance et une sorte de génie du jeu qui lui permettaient de durer, ne rompant nullement avec le théâtre à tel point qu'elle ne ratait pas une seule pièce ou une conférence sur le théâtre. Comme c'était émouvant, chaque fois, que je donnais une conférence à Alger de croiser son regard et celui du grand acteur, Sid Ali Kouiret qui l'accompagnait souvent.
Femme à principe qui avait même été sanctionnée en 1951 à un mois de mise à pied après la représentation de la pièce, El ouadjib (Le devoir) de Bachetarzi, jugée subversive par les autorités coloniales, elle a une forte présence sur scène et au cinéma, elle crève l'écran dans tous les sens du terme. Il a une fine connaissance du métier.
Keltoum s'en est allée, portant avec elle, tous ses souvenirs. Encore une fois, la question de la mémoire est primordiale. J'avais personnellement comme projet de publier un portrait d'une centaine de pages sur cette grande dame, la meilleure comédienne algérienne, comme d'ailleurs sur d'autres hommes et femmes de théâtre et de culture, mais les conditions actuelles rendent la chose quelque peu problématique. Des pans entiers de notre mémoire disparaissent au gré des ricanements discursifs des pouvoirs publics. Mon ami Abdou B, lui le grand connaisseur du cinéma, adorait cette grande dame, une actrice magnifique.