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Bouleversement capital, l’invention et la diffusion de la photographie fournissent l’instrument propice à la réalisation du portrait réaliste. "Cela fait-il le portrait ?" demandait-on à Daguerre.
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La médiation
La photographie de Paul Strand intitulée Blind Women pose la question de la médiation. Elle a été présentée pour la première fois dans le numéro spécial (XLIX-L, juin 1917) de la revue d’Alfred Stieglitz,Camera Work, livraison consacrée à Paul Strand, partisan radical de laStraight photography. Le portfolio mêle portraits directs et photographies d’objets quotidiens. Cette volonté de rapprocher les objets banals et le portrait signe la volonté d’en finir avec la tendance abusive à l'idéalisation.
Blind woman n’est pas une photographie dérobée, sa construction rigoureuse le démontre. Tout s’organise autour d’un œil fixé non sur le regardeur, l'objectif, mais tourné vers l’arrière, planté dans le mur qui barre le fond. Tautologique, l'image se referme sur elle-même, inscrit dans la composition le texte de la légende, le numéro d'identité du modèle. Paul Strand subvertit une pratique habituelle du portrait classique, où identité référentielle et identité picturale se faisaient écho.
Blind : il s’agit d’un constat et d’une question. Celui de la représentation du visage, impuissant à se voir lui-même autrement que dans une médiation. Celle du statut du spectateur qui voit et ne peut être vu, question qu’aborde d’autre manière l’Autoportrait au miroir de Dieter Appelt.
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L’âme à nu
L'œuvre de Bernard Poinssot prolonge les interrogations de Paul Strand, avec cette disposition frontale du modèle, cette organisation autour d’un regard. Sa disparition prématurée n’a pas permis à son œuvre d’atteindre un grand public, mais sa manière d’aborder la question du portrait trouve encore un écho dans les travaux de photographes plus contemporains.
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"Je crois que la photographie est le meilleur moyen pour représenter le visage dans cet instant fugitif où il apparaît en quelque sorte transparent et laisse voir l’âme à nu. Lorsqu’il devient significatif de l’être entier, le visage s’offre tout d’un bloc pour un instant souvent bref […]. Seul le photographe reproduira cet instant avec toute son importance et non le souvenir amoindri comme le ferait un peintre. Mais si je parle de fixer un instant fugitif, ce n’est pas pour un photographe de photographier ce qui n’est qu’accidentel. Lorsque le visage reflète une pensée, un sentiment ou une sensation, il me semble qu’il exprime moins la personnalité qu’un état passager dans lequel n’importe qui pourrait se trouver. Je souhaite qu’aucune émotion particulière ne vienne le troubler, qu’il soit vraiment au repos et que le modèle ne soit plus en relation avec ce qui l’entoure mais rentre en lui-même. Je voudrais qu’il laisse tomber le masque par lequel il se défend contre l’indiscrétion d’autrui. Le moment où il oublie de jouer un personnage n’est jamais long."
Si l'aveugle de Paul Strand montre encore les signes d'un ancrage social et temporel, l’extinction du personnage mondain est évidente dans les portraits de Poinssot. Le peu que l’on aperçoit du cou ou du costume ne situe les modèles dans aucun contexte. Seul le type de tirage, glacé et brillant comme on le préférait vers 1950, peut donner une idée de la date de réalisation de l’épreuve. L’objectif affronte un regard allant vers l’en-dedans de soi. Le visage est présenté dans sa nudité, offert, ouvert, frontal. Il n’est question ni de trouble, ni de tension, seulement d’une énigmatique présence. L’Autre. Il n’enseigne ni ne renseigne, il est le visage.
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L'émergence de l'être
D'autres photographes peuvent être rapprochés de Bernard Poinssot. Ils respectent le même protocole : cadrage serré, regard direct ou légèrement décentré vers le hors-cadre. La série des Apôtres de Jean-Paul Dumas-Grillet a été réalisée dans une tension de groupe voulue par lui, chacun des douze, bien qu’individuellement photographié, était responsable du visage du groupe entier. Les regards d'adolescents de Philippe Pache, ou d'enfants de Gabriel Cuallado et Noël Blin, résistent à cet effondrement vers l’intérieur de soi. Ils n’ont pas encore développé un personnage, pas eu le temps de se forger le masque requis par le jeu social. Cette présence ne leur est pas demandée, ils l’offrent spontanément.
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Inclure dans cette série le travesti de Diane Arbus ne va pas de soi : le modèle est situé clairement dans le contexte social, spatial et temporel de la marginalité, mais il participe de la même manifestation de l’en-dedans de l’être. Le trouble de l’identité, l’inquiétude, laissent "voir l’âme à nu" comme le souhaitait Poinssot. Le contexte se dilue au profit du visage, puis du regard à la fois fixe et absent du monde. "Tout le monde a ce désir de donner de soi une certaine image, mais c’en est une toute autre qui apparaît", soulignait Diane Arbus.
La représentation, lorsqu’elle n’est pas orientée vers la production scientifique d’une signalétique ou d’une typologie, recentre le portrait sur l’émergence de l’être, l’apparition du visage et non du "faciès".
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