DOSSIER :Orson Welles AFFOLÉS PAR LEUR PROPRE SANG La Dame de Shanghai réalisé par Orson Welles
Pourquoi Michael O’Hara et tous les personnages wellessiens sont-ils si facilement attirés par ce qui pourrait leur nuire ? Avant de répondre à cette question, il faut revenir sur La Dame de Shanghai, grand classique du film noir qui provoqua définitivement l’exclusion de Welles à Hollywood. Pour parler de ce film, on a coutume de raconter la légende suivante : Orson Welles, alors en grosse difficulté financière, appela Harry Cohn, le directeur de la Colombia, pour lui proposer un film. N’ayant absolument aucune histoire en tête, il donna à Cohn le titre d’un roman de Sherwood King qui traînait là et qu’il n’avait jamais lu : La Dame de Shanghai. Les légendes sont séduisantes mais elles racontent souvent n’importe quoi. En réalité, c’est Rita Hayworth, la plus grande vedette du studio depuis le médiocre Gilda, et accessoirement épouse d’Orson Welles, qui insista pour que son mari dirige le film. Cohn, d’abord récalcitrant, se laissa convaincre par Sam Spiegel, le producteur du Criminel, seul film hollywoodien que Welles sut finir dans les temps, sans dépassement de budget et en respectant le scénario de départ. Sur un traitement sommaire qu’il rédige d’après le roman de King, le réalisateur de Citizen Kane emmène son équipe au Mexique pour tourner loin du regard méfiant des producteurs, et en profite pour dilapider l’argent du studio dans des dépenses inconsidérées (on raconte qu’il fit reconstituer entièrement un village mexicain pour plus de commodité), laissant libre cours à son inspiration sans se soucier le moins du monde de questions telles que les délais de tournage. Ce qui devait être un petit polar commercial destiné à mettre en avant la grande vedette du studio devint alors un exercice artistique extrêmement coûteux. Et malgré un grand renfort de promotion publicitaire, La Dame de Shanghai fut évidemment un bide.
Pourquoi « évidemment » ? Parce qu’il ne peut en être autrement avec Orson Welles, parce que, comme tous les grands génies, il n’est pas, comme on peut le croire, animé par sa liberté créatrice, mais prisonnier de cette malédiction qui le contraint à révéler au monde deux-trois choses peu reluisantes sur la condition humaine. « Le plus grand danger pour un artiste est de se retrouver dans une position confortable : c’est son devoir de se trouver au point d’inconfort maximum, de chercher ce point » disait-il [1]. On pourrait aller plus loin en affirmant que sans inconfort, il n’y a pas de cinéma (qui demande toujours un temps d’adaptation), que c’est ce qui le distingue de la télévision (qui séduit instantanément l’œil). Ainsi, La Dame de Shanghai va tout faire pour briser son propre confort et celui du spectateur : il est avant tout une opération d’escamotage. Escamotage de la star Rita Hayworth, qui de femme fatale rousse devient ici une froide blonde calculatrice, qui meurt lamentablement et dans l’indifférence du héros. Escamotage de l’intrigue, totalement incompréhensible et reléguée au second plan au profit d’une mise en abyme des rapports aliénants des personnages. Et escamotage du système hollywoodien, dont la conception narrative du cinéma classique est bousculée par la modernité de Welles qui oriente le récit vers l’abstraction et la métaphysique.
Car bien que La Dame de Shanghai apparaisse sur le plan formel comme le film le moins flamboyant de Welles (peu d’utilisation de la courte focale, pas de mouvement d’appareil complexe, l’expressionnisme du jeu d’ombre et de lumière est stylisé mais sobre), il reste néanmoins une tentative d’expérimentation visuelle qui fait naviguer les protagonistes entre l’onirisme et le surréalisme. De la scène dans l’aquarium où les deux vedettes échangent un baiser en surimpression d’une image de murènes et autres poissons hideux, à l’objectif de la caméra qui se brise à la fin de la fameuse scène des miroirs, chaque élément du film s’imprègne du trouble des personnages comme si leurs états d’âme déteignaient sur tout ce qui les entoure. Welles enfonce ainsi son héros, Michael O’Hara (lui-même), dans les tréfonds de l’âme humaine. Le film s’ouvre d’ailleurs comme un fantasme cheap où O’Hara, aventurier irlandais sans envergure, naïf et un peu brutal mais idéaliste, sauve une ravissante blonde, Rosaleen (Rita Hayworth), d’une agression dans un parc un soir, alors qu’elle se balade en fiacre. O’Hara flashe sur la dame mais cette dernière est mariée à un célèbre avocat, Arthur Bannister (Everett Sloane), cabot du barreau impotent et impuissant. Elle propose tout de même à son sauveur de l’accompagner en croisière à bord du yacht de son mari en tant que commandant de bord. D’abord récalcitrant car peu attiré par les coucheries adultérines, O’Hara finit par accepter sur la demande de Bannister lui-même. On voit bien que les motivations des personnages ne sont pas très claires, on voit bien que tout cela ne tient pas vraiment la route. Comme dans toute série B qui se respecte, quand le scénario est faible, la réalisation comble les vides en dessinant les liens qui (dés)unissent les personnages, et justifie l’absurdité de leur comportement par la curiosité de leur désir. De Fritz Lang à Hitchcock, en passant par Tourneur, les scénarios les plus bancals sont devenus des études incroyablement justes du comportement humain. Pourquoi Bannister insiste-t-il pour qu’O’Hara vienne avec eux en croisière ? Parce que l’aventurier, grand, fort et viril a les capacité de faire la seule chose que le pouvoir de l’avocat ne lui permet pas d’accomplir : satisfaire Rosaleen. Durant le voyage, Michael fait la connaissance de l’associé de ce dernier, l’ignoble George Grisby (Glenn Anders), de loin l’un des personnages les plus repoussants imaginés par Welles : voyeuriste, suintant, mesquin, vicieux et sympathisant d’extrême-droite. O’Hara pénètre ainsi un univers qui le répugne, peuplé d’individus morbides qui se haïssent mais qui restent pourtant inséparables. Il ne cesse alors de proférer qu’il veut démissionner et abandonner ce petit monde, mais rien n’y fait : il reste. En les approchant, le jeune homme entre dans leur jeu : on n’échappe pas au désir de l’autre. C’est alors que Grisby fait une étrange proposition à Michael : accepter d’endosser la responsabilité de son propre meurtre contre 5000 dollars. Avec l’argent, O’Hara pourrait convaincre Rosaleen de le suivre et de quitter son mari. Il accepte, et tombe ainsi dans une sombre machination totalement tarabiscotée.
Welles observe une faune impitoyablement liée par un rapport sadomasochiste où la haine vient se substituer à l’amour et vice versa. C’est peut-être d’ailleurs le seul film « d’amour » de Welles, dans le sens où il décrit cliniquement le sentiment amoureux. O’Hara, bien sûr, est amoureux de Rosaleen, ou plutôt de son image, de ce qu’elle incarne par la façon dont il l’idéalise (cf. le fantasme cheap du début). Bannister aussi aime sa femme, mais parce qu’en bon homme de pouvoir qui possède tout, il désire la seule chose qu’il ne peut pas avoir : elle. Il ne la possède que juridiquement (le mariage) mais pas physiquement. C’est pourtant ce qui le sauve aux yeux du cinéaste chez qui le pouvoir a toujours poussé à l’autodestruction : de Kane qui gaspille sa fortune pour échapper à lui-même, à Arkadin qui détruit les traces de son passé – donc de son existence – en passant par Quinlan bouffi d’alcool, Othello qui tue Desdemone etc... Le pouvoir chez Welles est toujours mal utilisé car il est maladif, incontrôlable et pathologique. Mais c’est ce qui confère à celui qui le détient une certaine grandeur, une dimension tragique. Il n’y a pourtant pas de grandeur chez Bannister, aucune splendeur. Il détient le pouvoir mais n’en a pas la stature. Ce n’est donc pas son pouvoir qui le détruit mais le seul domaine où il n’a aucune puissance. Il devient alors un pantin pathétique, profondément meurtri, dont le cynisme apparent cache une souffrance réelle. Grisby également aime Rosaleen mais par haine de Bannister et parce qu’il est libidineux. Quant à Rosaleen, à force d’être aimée de tous, elle ne peut aimer personne. L’amour ne passe que dans la perversité et finit par n’être qu’un jeu d’identification où les uns se définissent par rapport aux autres comme l’explicite la scène des miroirs. « Te tuer c’est me tuer moi-même, c’est la même chose » dit Bannister à sa femme avant leur fusillade.
La désillusion d’O’Hara est alors double. Ce qui se brise avec les miroirs c’est l’image de Rosaleen, l’image qu’en avait Michael, son idéalisation. Mais c’est aussi du même coup sa propre image qui se casse : en voulant accomplir son fantasme cheap, O’Hara se découvre tel qu’il est et constate jusqu’où il est capable d’aller pour suivre un mirage : prêt à tuer, prêt à se faire passer pour le dindon de la farce, prêt à se compromettre pour une poignée de dollars. Sa véritable faiblesse aura été de se laisser hypnotiser par le désolant spectacle de ses bourgeois sordides s’entredéchirant, qui rappelle l’anecdote du banc de requins qui s’entredévorent « affolés par leur propre sang ». En voix off, il ne cesse tout le long du film de s’insulter, de répéter inlassablement à quel point il s’est comporté comme un imbécile, désolé de se voir céder si docilement à ses pulsions les plus basses. Significativement, il ajoute même qu’il n’y a pas plus dangereux qu’un individu qui agit de façon délibérément idiote. C’est sciemment qu’on se jette dans la gueule du loup. Il n’y a pas de victime innocente, pas plus qu’il n’y a de bourreau accidentel, ce qui nous renvoie à l’histoire de la grenouille et du scorpion deMr Arkadin. Que l’on soit grenouille comme O’Hara ou scorpion comme Rosaleen, s’est toujours par un consentement mutuelle que l’un pique l’autre. C’est dire à quel point la vie est inconfortable.
Pourquoi Michael O’Hara et tous les personnages wellessiens sont-ils si facilement attirés par ce qui pourrait leur nuire ? Tout simplement parce qu’ils sont tragiquement humains.
Matthieu Santelli
Notes
[1] Orson Welles, André Bazin, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, p.180.
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