Liberté : Où en est votre projet de création du Centre national de cinéma ?
Ahmed Béjaoui : Il faut tout d'abord expliquer les tenants et les aboutissants de cette longue affaire, afin qu'il n'y ait pas de confusion. En 2001, j'ai été chargé par M. Abou, alors ministre de la Communication et de la Culture, du défrichage du dossier de la relance du cinéma. En février 2002, j'ai été nommé au poste de commissaire adjoint à l'Année de l'Algérie en France, ce qui fait que le dossier a été un peu mis en veilleuse. Seulement, pendant les quelques mois où j'étais au ministère pour m'occuper du dossier, j'ai eu beaucoup de freins. À l'époque déjà, il y avait pas mal de réticences.
De quel type de réticences s'agissait-il ?
À l'époque, je n'avais pas décelé de réticences politiques, à un niveau plus haut que le ministère. Les hostilités existaient au niveau des hommes du ministère. Je suis parti pour l'Année de l'Algérie, que j'ai dû quitter pour les raisons que tout le monde connaît. À son arrivée au ministère, Khalida Toumi m'a appelé pour me dire que le dossier serait relancé, le lui avais fait part de mes craintes dès le début, l'avais expliqué que lorsque M. Abou m'avait chargé du dossier du cinéma, il n'y avait pas une réelle volonté de relance. Seulement, les gens qui s'opposaient et qui faisaient des excès de formalisme avant, n'étaient plus là et on m'a convaincu de reprendre les choses en main. La ministre m'a assuré qu'elle exprimait une volonté réelle de redonner un nouveau souffle au cinéma algérien.
Quelle solution avez-vous proposée pour relancer le cinéma ?
Le cinéma algérien souffre depuis 1997 d'un vide juridique épouvantable. Mon passage à l'Année de l'Algérie m'avait encore renforcé dans ma conviction de me battre pour le cinéma, avec les cinéastes à mes côtés. Du moins, c'est ce que j'espérais. Pendant l'année de l'Algérie en'France, j'ai vu des gens recevoir de l'argent pour aller louer du matériel dans les pays voisins, alors que le matériel était entreposé au niveau des domaines. Ils développaient leurs films dans des laboratoires étrangers, alors qu'un laboratoire algérien est fermé depuis des années. La moitie de ce laboratoire est toujours sous cellophane, contrairement a ce que l'ont dit. Je l'affirme, il y a une vielle tireuse et une vielle développeuse , mais il y a aussi une nouvelle tireuse et une nouvelle développeuse achetées à l'époque mais qui n'ont jamais été utilisées. Tout cela n'a pas empêché de tirer 103 copies de films, à un coût exorbitant, pour l'Année de l'Algérie.
Existe-t-il un autre choix que de tirer ces copies pour que le cinéma algérien puisse s'afficher en France ?
Je ne remets pas en cause le tirage de ces copies, qui était nécessaire pour faire connaître le cinéma algérien, et l'impact a été grand, je l'aurais fait si j'étais resté au commissariat. Seulement, on doit tirer des conclusions de tout cela, on a dû aller chercher nos négatifs de laboratoire en laboratoire. On ne savait plus où étaient les négatifs, propriété de tous les Algériens. Un patrimoine national financé par les entrées au cinéma depuis 1962. J'affirme que, techniquement, les frais engagés pour rénover les négatifs et tirer les copies sont largement supérieurs aux frais qu'on aurait engagés pour numériser les laboratoires et les rendre performants à l'échelle internationale. Djazaïr 2003 a permis à de nombreux cinéastes de faire des films et au public français de mieux connaître le cinéma algérien, son histoire et son dynamisme. C'était là une occasion pour ne pas tirer un trait sur ce cinéma, comme l'avaient fait tant de responsables parmi la couche ignorante. Dans les années 1990, il y a eu un compromis historique pour sacrifier le cinéma.
Vous accordez une attention particulière aux salles, dont une dizaine a été réhabilitée sur le territoire national ...
Cet état des lieux a mis l'accent sur la nécessité de se pencher sur l'état des salles, qui sont le nerf de la guerre pour le cinéma. Il existait 400 salles sur le territoire national. 14% des entrées de ces salles revenaient au fonds d'aide à la création, ce qui couvrait largement le coût des films. Ces salles sont aujourd'hui en déperdition. Il y a un an, on attirait l'attention des autorités locales de la wilaya de Tizi Ouzou sur le risque de transformer le cinéma Le Djurdjura en centre commercial. Aujourd'hui, le cinéma a été détruit et un supermarché y est en construction. Combien d'autres salles ont subi et vont subir le même sort. Il restait environ 150 salles fermées,qu'il fallait réhabiliter et ouvrir au plutôt pour pouvoir relancer l’activité cinématographique et préparer les conditions pour des multisalles.
Pour répondre a cette situation, on avait focalisé notre projet de relance sur trois choses : les salles, le matériel et les droits des films qui sont dans des laboratoires étrangers. Un patrimoine qui représente des milliards de DA. Les domaines ne sont pas habilités à prendre en charge toutes ces choses, qui relèvent de la propriété publique.
Ahmed Bejaoui 20.06.2011 Programme National
Comment comptiez-vous palier le vide juridique dont vous parlez ?
Il y a deux options pour combler ce vide juridique ; la première est de créer une Epie, organisme commercial qui prend en charge le matériel et qui permettra à l'État de continuer à aider matériellement les cinéastes. Mais notre option est pour la création d'une EPA. un organisme régulateur qui, débarrassé de toute contingence commerciale, régule le marché et transfère toutes les fonctions de production, distribution et d'exploitation au privé grâce à un accord avec l'Ansej. Bien sûr, beaucoup de monde étaient opposés au projet Cnca, comme EPA, parce qu'ils voyaient leurs intérêts menacés. Il y a toujours la même génération, des budgétivores, qui n'ont montré ni talent ni quoi que ce soit et qui continuent à s'apparenter le cinéma. Ils demandent des subventions pour des films que personne ne voit. Toutes ces anomalies nous ont poussés à opter pour un CNC, selon le mode français appliqué à une société algérienne libérale. Notre projet se base sur des aides à la production et à l'exploitation, la formation des jeunes aux métiers du cinéma. Pour ce faire, on avait proposé Isnas, institut national des arts et du spectacle, pour former les jeunes cinéastes. On a ficelé le dossier comme cela, on a pris le CDC et on l'a transformé en centre de cinéma. Le dossier a été envoyé au secrétariat général du gouvernement et de la Fonction publique, où il a été épluché et a franchi toutes les étapes. À chaque étape, des remaniements nous ont été proposés et nous avons fait en sorte de les appliquer selon les recommandations des commissions.
Le dossier est bien passé en Conseil de gouvernement ...
Effectivement, le dossier est passé en Conseil de gouvernement et il a été adopté le 7 janvier, en même temps que l'Isnas. Le texte fait l'objet d'un communiqué du gouvernement, disant que le texte du Cnca a été adopté par le Conseil. Par la suite, on est entré en période électorale, on nous explique que le journal officiel est encombré par les textes relatifs aux élections et qu'il faut attendre quelques semaines pour publier le texte. Après les élections, le texte de l'Isnas, adopté le même jour, a été publié fin avril et pas celui du Cnca. Ce qui confirme l'existence d'une volonté délibérée de bloquer le projet. Cela fait trois ans que je me bats pour ce projet, j'ai toujours dis que j'étais chef de projet et que je ne serais candidat à la direction du centre que si je voyais s'exprimer une volonté politique en faveur du cinéma. Aujourd'hui, 5 mois après l'adoption du texte, je vois qu'il y a une volonté politique qui s'exprime contre le cinéma. Force pour moi de me rendre à l'évidence qu'on ne veut pas de ce cinéma, je ne sais pas qui ne veut pas de cinéma ? Mais je sais qu'il y a beaucoup de lobbies et des d'intérêts qui sont touchés. Aujourd'hui, je suis sûr d'une chose, je ne vais pas faire le Don Quichotte et me battre contre des moulins a vent.
En qualité de chef de projet, vous dépendez du ministère de la Culture, par conséquent, c'est a Mme Toumi de défendre le projet ...
Je suis tout a fait d'accord avec vous. Sauf qu'au ministère, on me dit que c'est à moi de défendre le projet. Que j'ai le prestige et le nom pour le faire, le pense que depuis l'indépendance, jamais un projet n'a été autant défendu, comme je l'ai fais pour le Cnca. Je me suis impliqué à fond, j'ai fais des plaidoyers mais personne ne m'a écouté. On dirait qu'il y a de l'autisme dans ce pays et que les responsables n'écoutent jamais, j'ai préparé le projet et j'ai établi le texte, il y a des dirigeants politiques qui doivent prendre leurs responsabilités, j'ai été déçu, que ça soit le ministère de la Culture qui réponde, au cours d'une séance de questions écrites, adressées au Chef du gouvernement, relatives au sort du Cnca. Pis, que le ministère parle de problèmes techniques et que du moment où ces problèmes seront levés, le texte sera appliqué. On ne dit pas quels sont ces problèmes. On ne veut rien donner au cinéma (matériels, locaux et finances). Pendant des années, ça a été la razzia sur les avoirs du cinéma. Je le déclare officiellement, je ne suis pas candidat à la direction du Cnca. Je suis responsable du projet et je continuerai à me battre jusqu'à sa réalisation, mais pas pour gérer une situation où il y a une telle volonté de sacrifier le cinéma à des idées obscurantistes. La deuxième raison qui justifie ma décision, c'est que très peu de cinéastes ont manifesté la volonté de régler le problème. Je les ai écoutés lorsqu'il n'y avait rien. Lorsqu'on a proposé un projet concret, certains l'ont combattu, les autres sont là à attendre les subventions. Si les cinéastes ne se mobilisent pas pour défendre le cinéma, alors ce n'est pas à moi de le faire.
À quel niveau politique le cinéma dérange-t-il ?
Je pense que c'est une question d'intérêts de petits lobbies qu'on ne voulait pas froisser pendant les élections. Le laboratoire ne fonctionne pas, alors on tire des copies à l'étranger. Ça rapporte et ce n'est pas perdu pour tout le monde. Réhabiliter les salles dérange ceux qui ont pris l'habitude de la vidéo, moins coûteuse. Je crois qu'il y a une connivence générale.
Est-ce une coïncidence que le texte soit bloqué au niveau de la même chefferie du gouvernement, qui décidait la liquidation des entreprises de cinéma, en 1997 ?
J'ajoute que c'est la même personne qui a signé les arrêtés, ici au ministère de la Culture, en l'occurrence l'actuel directeur général de l'Entv. Ceux-là sont ces mêmes gens qui ne veulent pas revenir en arrière. La télévision veut prendre le monopole de tout l'audiovisuel. Seulement, si la télévision empêche le cinéma de vivre, c'est elle-même qu'elle condamne. C'est une vision de myope.
Quelle est la position de Mme Toumi ?
La ministre dit que tout cela est contre sa volonté. Qu'elle s'est battue pour ce texte et qu'elle continue à le faire, sauf qu'on ne lui donne pas d'explications. Je ne sais pas si le texte a été victime et otage de certaines relations humaines à l'intérieur du pouvoir. Moi, je n'ai pas de parrains, je n'ai que le cinéma et la culture à défendre.
Comment voyez-vouc l'avenir ?
Il faut que chacun assume ses responsabilités. Contrairement a ce qu'on dit, une hirondelle ne fait pas le printemps. Personnellement, je ne peux pas m'occuper du cinéma.
Propos receuilis par W. L.
Liberté mercredi 9 juin 2004