• .Une étape primordiale pour le scénariste

     

    Une étape primordiale
    pour le scénariste
    Par Caroline DE KERGARIOU, scénariste de télévision et
    membre fondateur de
    l’Union des Scénaristes.

    Au début était le Verbe, nous dit la Bible. En tout cas pas pour le scénariste. Car s’il est en train d’écrire, donc de formuler sa pensée en mots, cela veut dire qu’une étape primordiale a déjà été franchie : il a trouvé l’Idée !



    L’Idée, ce n’est ni l’histoire, ni le personnage principal, ni le contexte. Ce peut être un mélange de tout cela, ou seulement un embryon de situation. S’il est difficile d’être plus précis, c’est qu’une idée ne s’énonce pas en mots, c’est une graine, un spore qui contient tout en germe et ne demande qu’à éclore. A partir de ce moment va intervenir le travail, le vrai, celui qui fait souffrir et transpirer, l’énonciation, la verbalisation, la mise en mots nécessaire pour communiquer l’Idée aux autres. Quand Michael Crichton eut l’idée de cloner des dinosaures plutôt que des vaches, et que sa culture américaine lui eut soufflé d’en tirer de l’argent plutôt que de les étudier scientifiquement, toute l’histoire de Jurassic Park était là. Pour obtenir le roman, puis le film, ne restait à Crichton qu’à tirer les conséquences logiques de son postulat.

    Il y a deux sortes d’idées, la géniale et la banale. Celle-ci, nous en reparlerons. D’une part elle représente 99% du total de toutes les idées conçues, d’autre part elle intervient souvent en réponse à une commande. C’est dire si elle est familière au scénariste de télévision ou au spectateur de cinéma. Car il est surprenant de constater, en feuilletant un dictionnaire du cinéma, le nombre de films, même de grands films qui sont nés à partir d’une amorce qu’on peut à peine appeler une idée. L’homme qui revient dans son bled natal régler de vieux comptes (Le Train sifflera trois fois), celui qui, entraîné malgré lui dans une cavale, va rencontrer des gens susceptibles de révéler sa personnalité profonde (Jeune et innocent,La Mort aux TroussesAfter Hours), la femme contrainte de se battre contre la terre entière pour sauver son couple, sa famille, sa maison (Autant en emporte le vent)... toutes ces situations ont donné lieu aux plus grands films de l’histoire du cinéma et sont pourtant d’une rare banalité. Mais elles autorisent toutes les variations...

     

     

     

     

     
     
     
     


    L’idée géniale, quant à elle, ne se conçoit pas, elle se trouve. Dans son ouvrage Essai d’exploration de l’Inconscient, CG Jung évoque ces idées qui semblent émerger de nulle part : "Outre les souvenirs d’un passé lointain qui fut conscient, des idées neuves et créatrices peuvent aussi surgir de l’inconscient, idées qui n’ont jamais été conscientes précédemment. Elles naissent des profondeurs obscures de notre esprit comme un lotus et constituent une partie très importante de la psyché subliminale." (1)

    Il s’agit d’une expérience inoubliable qui intervient au moins une fois dans une vie de scénariste - comme de musicien, mathématicien, physicien... qui ont le même type de cheminement mental : "Beaucoup de philosophes, d’artistes et même de savants, doivent quelques unes de leurs meilleures idées à des inspirations soudaines provenant de l’inconscient. La faculté d’atteindre un filon particulièrement riche de ce matériau et de le transformer efficacement en philosophie, en littérature, en musique ou en découverte scientifique, est ce qu’on appelle communément le génie. Nous en trouvons des preuves évidentes dans l’histoire des sciences elles-mêmes. Par exemple, le mathématicien Poincaré et le chimiste Kékulé durent, de leur propre aveu, d’importantes découvertes à de soudaines images révélatrices surgies de l’inconscient." (2)

    L’idée géniale est très facile à reconnaître car pour parler savamment elle a un caractère "numineux" (du latin numen, divinité), c’est-à-dire qu’elle semble appartenir à la sphère du sacré, du divin. Elle surgit sans crier gare, ronde, lumineuse, parfaite. Elle a toutes les caractéristiques d’une révélation. Il n’y a rien à retoucher, rien à corriger. L’auteur qui vient d’avoir une idée géniale éprouve un sentiment de plénitude tout à fait particulier. Ce n’est pas une expérience intellectuelle, mais émotionnelle : on sent que l’idée est bonne avant de le savoir. Cette expérience n’est rien d’autre que ce vieux cliché du poète écrivant sous la dictée de sa muse, image tellement utilisée et éculée qu’on l’a complètement vidée de son sens. Pourtant, si l’on en revient à sa signification première, elle nous montre bien le poète (le scénariste) possédé par l’inspiration divine (la muse) qui parle à travers lui, de la même façon qu’Apollon parle à travers la pythie de Delphes. L’auteur est ainsi perçu comme un simple instrument à travers lequel s’exprime une création qui le dépasse. Il ne décide rien par lui-même, il transmet, il transcrit, il agit en secrétaire ou en traducteur, mais certainement pas en décideur.

    TROIS CRITERES PERMETTENT DE
    RECONNAITRE L’IDEE GENIALE

    Premièrement elle apparaît quand on ne la cherche pas, ou plus - principalement pendant la sieste quand le scénariste fait sa pause canapé, moins souvent au cours de sa promenade digestive - elle semble littéralement tombée du ciel.

    Il existe à cela une raison simple : elle surgit directement de l’inconscient dont les productions sont considérablement activées par l’état de flottement de la pensée qui précède le sommeil. La marche a un effet analogue quand le promeneur peut s’abstraire de son environnement. Hélas il ne suffit pas de piquer un petit roupillon ou de se promener le nez au vent pour avoir une idée

     

     

     

     

     

     
     
     
     


    La survenue de celle-ci a été préparée par toutes les réflexions que s’est faites l’auteur en quête d’un sujet, tous les bouts d’information glanée ici ou là, de manière plus ou moins inconsciente, dans la presse, dans les conversations de son entourage, au comptoir du café du commerce... tous ces éléments, brassés dans l’inconscient, peuvent alors se recombiner et émerger sous la forme d’une idée. La simple observation que nous sommes différents avec des gens différents, tyran à la maison, employé docile au travail par exemple, a entraîné la création du rôle-titre de la série Le Caméléon, personnage qui peut devenir chirurgien ou pilote de chasse si les circonstances l’exigent ! Simple, mais il fallait y penser ! Bref, si elle paraît venir de nulle part, elle est en réalité le résultat d’une intense activité mentale qui passe généralement inaperçue.

    Deuxièmement elle est simplissime et d’une évidence absolue. Elle s’énonce en trois mots : une fille de hippies épouse un fils de bourgeois (Dharma et Greg), un bébé de prolos et un bébé de bourgeois sont échangés à la naissance (La Vie est un long fleuve tranquille), une famille achète en viager une maison à un célibataire de cinquante-neuf ans (Le Viager), une femme a un comportement imprévisible dès qu’elle boit une goutte d’alcool (Boire et déboires), une fan séquestre son auteur préféré pour lui faire écrire la suite des aventures de son héroïne (Misery), un homme privé de tous ses membres et organes sensoriels va s’efforcer de communiquer avec son entourage (Johnny s’en va-t-en guerre)... La première réaction d’une personne qui vient d’avoir une idée géniale est la suivante : c’est tellement bête, certainement que tout le monde y a déjà pensé avant moi ! Généralement, renseignements pris, il s’avère que non. Attention toutefois au plagiat inconscient dont George Harrisson, l’ex-Beatles, a fait l’amère expérience ! Le cerveau intègre toutes les informations disponibles sans se soucier de leur origine. La belle idée que vous venez d’avoir, vous l’avez peut-être lue il y a dix ans dans un roman dont vous avez tout oublié. Un tel exemple de cryptomnésie, CG Jung l’a découvert dans Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche "où l’auteur reproduit presque mot pour mot un incident consigné dans le livre de bord d’un bateau de 1686." (3) La sœur du philosophe confirma à Jung qu’enfants ils avaient lu ce livre. "Je pense, dit Jung, d’après le contexte, qu’il est impensable que Nietzsche se soit rendu compte qu’il commettait un plagiat. Je crois que cinquante ans après, l’histoire avait inopinément resurgi dans son esprit conscient." (4)

    Cependant la même idée peut surgir indépendamment dans plusieurs cerveaux différents. Il semblerait que l’air du temps soit pour quelque chose dans l’émergence des idées...

    Troisièmement, les autres aussi trouvent votre idée géniale. Voilà sa caractéristique la plus frappante : elle rencontre une unanimité à laquelle ne peut prétendre aucune idée banale, même excellente. L’idée géniale ne donnera pas nécessairement lieu à un film tourné et diffusé. D’autres facteurs entrent en jeu : les politiques éditoriales, le moment, la notoriété de l’auteur, l’existence d’un projet proche - mais non génial, lui - déjà en cours d’élaboration, etc... mais elle aboutira dans des proportions beaucoup plus importantes. Il n’est pas rare qu’une telle idée ne se fasse jamais, mais que l’auteur se voie prendre dessus des options successives par plusieurs producteurs se repassant la papate chaude.

     

    Valentine Albin a connu cet état de grâce quand elle écrivait Vacances au Purgatoire. L’idée s’est imposée à elle en entendant divers témoignages au sujet des expériences de mort imminente : "Les gens disaient tous qu’ils entraient dans ce fameux tunnel de lumière, mais au bout d’un certain temps, ils faisaient invariablement demi-tour. Je me suis dit : et si mon personnage, lui, allait jusqu’au bout ?" Tel est le germe du film. Après tout est allé très vite, dans l’aisance, écriture, tournage, diffusion... producteur, réalisateur, tout le monde adorait. On retrouve les trois critères, simplicité, facilité, unanimité.

    L’idée banale, par contre, ne surgit pas toute armée de la tête de son auteur. Elle sent le travail et la sueur. Elle s’élabore. Elle se construit. Elle se compose pour utiliser une expression très courante dans le domaine des lettres au XIXe siècle. C’est-à-dire, pour en revenir à la définition, qu’elle est formée de l’assemblage de plusieurs éléments, comme un texte typographique, comme un menu. Si la muse était à l’œuvre dans le cas de l’idée géniale, ici, c’est le poète qui s’y colle. En effet le poète, étymologiquement, est "celui qui fabrique".

    L’idée banale est typiquement la réponse à une commande ou un appel d’offre."J’ai besoin d’un nouveau concept de série policière, de comédie familiale... un sujet pour mes chauffeurs de taxis ou mes ambulanciers !" dit le producteur. Et l’auteur se met à plancher.

    Il se procure toute la documentation disponible, l’ingère et laisse vaguer son esprit. Il utilisera sans doute la technique de l’amplification en notant sans censure tous les mots, toutes les idées qui peuvent lui venir à l’esprit à ce sujet. A ce stade peut apparaître l’idée géniale et on en revient au cas précédent. Malheureusement le phénomène est rare et impossible à maîtriser alors il va devoir s’y prendre autrement et fabriquer de toutes pièces l’idée qui s’obstine à ne pas naître. Puisque l’inconscient ne répond pas, il lui faut maintenant mettre au travail son esprit conscient.

    La création de héros civils récurrents a obéi à ce mode d’approche logique et systématique. Toutes les professions un peu prometteuses y sont passées, comme si on feuilletait les pages jaunes de l’annuaire. Rares sont celles qui ont réussi à se maintenir à l’écran au-delà de quelques épisodes.

    Dans une conférence donnée en 1939 à New York, Hitchcock parle de des différentes méthodes, comme celle qui "consiste à choisir un cadre ou des événements qui peuvent donner un film frappant et dramatique." (5) La méthode est peu utilisable dans le cadre d’une commande télévisuelle. Car les cadres assez singuliers pour "donner un film frappant" ont toutes chances de ne pas être jugés assez fédérateurs. Il a fallu attendre Oz pour voir une série qui se déroulait entièrement dans une prison ! Hitchcock ajoute d’ailleurs : "C’est certainement ce qu’il ne faut pas faire." (6)


     

    "Il y a aussi l’idée qui consiste à choisir d’abord un environnement, puis l’action." (7) Là, puisque l’action est l’ensemble des efforts fournis par le protagoniste pour atteindre son objectif, on retrouve la définition même de la dramaturgie. L’environnement est généralement déjà imposé, campagne française, banlieue défavorisée, commissariat, hôpital... si l’on veut s’inscrire dans la ligne éditoriale d’une chaîne ou dans l’univers d’une série déjà existante, le choix a déjà été fait en amont. Reste l’action qui résulte donc de la combinaison de deux données, un personnage et l’objectif qu’il cherche à atteindre. A ce propos Hitchcock remarque : "En principe les gens inventent un personnage ou un groupe de personnages et ils les laissent déterminer le cours de l’histoire, le cadre et tout le reste. Mais, à moins d’avoir un personnage qui sort vraiment de l’ordinaire, (...) vous risquez de vous retrouver dans un contexte affreusement fade. Prenez, par exemple, une femme du monde. Elle vous conduira infailliblement dans un salon où l’on écoutera un flot de paroles et voilà, vous êtes piégé !" (8)C’est évidemment une difficulté, mais elle n’est pas insurmontable, puisqu’il suffit de plonger ce personnage trop ordinaire dans un contexte qui ne lui convient pas pour obtenir des effets très intéressants. C’est sur cette idée que fonctionnent des films aussi différents que Un Indien dans la VilleLes VisiteursTrois hommes et un couffinCertains l’aiment chaudTootsieBaby BoomUn fauteuil pour deux... Le jeune sauvage ou les hommes du Moyen-Age plongés dans notre monde, les célibataires viveurs ou l’executive woman aux prises avec un nourrisson, les séducteurs embarrassés par leurs jupons... tous ont réussi à retenir l’intérêt de millions de spectateurs.

    Remarquons que dans le cas d’une série télévisée, les personnages récurrents sont déjà imposés, l’équipe de flics, par exemple, dans un polar. Les personnages qui restent à inventer sont ceux qui vont fournir le prétexte de l’histoire (victime et meurtrier pour rester dans l’exemple précédent). La difficulté est alors de ne pas se tromper de protagoniste.

    Plutôt que de plonger un personnage dans un monde qui lui est entièrement étranger, on peut aussi le lier au même joug qu’un deuxième larron aussi dissemblable que possible. Cette manière de faire à contribué au succès de African QueenA la poursuite du Diamant vertLa ChèvreLes Compères... Il y a en effet peu de spectacles plus réjouissants que deux êtres obligés de collaborer alors qu’ils s’exaspèrent mutuellement.

    A la fin de sa conférence Hitchcock indique enfin quelle est sa méthode préférée : "Parfois, je choisis une douzaine d’événements différents et j’en fabrique une intrigue. Pour L’Homme qui en savait trop, je m’étais dit : ‘J’aimerais faire un film qui commence dans une station de sports d’hiver. J’aimerais arriver à Londres dans l’East End. J’aimerais continuer en allant dans une chapelle et finir à un concert symphonique à l’Albert Hall de Londres.’"

     

     

     

     

     

     

     
     
     
     


    "Vous créez ce formidable problème, et puis vous vous dites : ‘Comment diable est-ce que je vais réussir à fourrer tout ça dans mon histoire ?’" (9)

    Avec tout le respect dû au maître, il s’agit en effet d’un formidable problème et nous ne saurions conseiller cette méthode digne des cadavres exquis à un auteur désireux de décrocher une commande. Elle est certainement très ludique mais risque de vite faire perdre de vue l’essentiel, à savoir qu’un film, c’est avant tout un personnage à la poursuite d’un objectif qui lui est dérobé jusqu’à la fin par une accumulation d’obstacles allant en crescendo. Si l’auteur veut absolument donner libre cours à sa malice, libre à lui d’inventer les obstacles les plus insurmontables, et aussi bien sûr, le moyen de les surmonter !

    Pour conclure il faut souligner que le scénariste, dans l’exercice de son métier, rencontre rarement une distinction aussi nette entre idée géniale et idée banale. Inspiration et labeur se mêlent et se succèdent sans qu’il s’en rende vraiment compte et face à chaque nouveau sujet il lance toutes les ressources de son esprit, du sens dramatique inné que possède déjà le petit enfant qui joue avec son nounours, à l’expérience accumulée au cours de ses années de carrière. Et tout cela, en définitive donne de très bonnes idées. Ne reste plus qu’un léger détail, écrire le scénario !

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