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    Entretien avec Merzak Allouache (Le Matin 2001)

     

    Entretien avec Merzak Allouache
    « J'ai envie d'écrire des histoires qui se passent entre ici et là-bas »

    Merzak Allouache vient de projeter son dernier film à Alger avant même sa sortie en salle en France. L'Autre Monde raconte une quête, celle de Yasmine, jeune beurette, partie de France pour retrouver son amant qui a disparu, Rachid, engagé volontaire dans la lutte antiterroriste en Algérie. Yasmine, après un court passage par Alger, s'enfonce parallèlement dans le pays et dans un engrenage de violence qui la mènera de la ville au maquis, du maquis au désert, et de Hakim, jeune terroriste à qui elle doit la vie, à Rachid. Rencontré en marge d'une séance projection-débat à Alger, le réalisateur, seul parmi ses confrères à proposer des images de l'Algérie contemporaine, accepte de nous parler de son film, de son sens, et de ce qu'il ne contient pas. 

    Le Matin : Dans une interview, vous affirmez qu'étant en France depuis longtemps votre regard sur l'Algérie a changé. Est-ce pour cela que votre film a pour personnage principal une Française d'origine algérienne ? 

    Merzak Allouache : Complètement. C'est à cause d'une espèce de peur, celle de me tromper sur ce regard sur une Algérie différente de celle que j'ai quittée (en 1993), l'Algérie de l'an 2000, que j'ai choisi comme vecteur le regard et le personnage de cette femme que je faisais venir de France. Elle m'a servi à parcourir les territoires algériens et les personnages algériens. 

    Le choix du Sud, décor de la seconde partie de votre film, où se rencontreront les trois personnages, Yasmine, Rachid et Hakim, est fortement symbolique ... 

    Tout à fait. C'est un choix de lieu et de trajectoire. C'est le choix d'une descente dans la violence tout en se dirigeant géographiquement vers un lieu qui ne devrait inspirer que de la quiétude. Pour moi, aller vers le désert, c'était projeter mon héroïne dans un espace de lieu fermé mais en même temps complètement ouvert. Un espace qui peut libérer et en même temps faire peur. Il m'a fait peur car je ne sais pas très bien filmer ces espaces. Je suis plutôt un cinéaste urbain qui aime filmer les ruelles, la vie. De plus, Timimoun représente un peu mon retour en Algérie, en 1999. Je suis venu directement de Paris à Timimoun avant de regagner Alger. C'est là qui j'ai en quelque sorte exorcisé mes peurs. 

    Votre film contient un message politique qu'il est difficile de manquer. La première morale de l'histoire de Yasmine est que la violence ne s'oublie pas comme cela, qu'elle rôde encore tout près ... 

    S'il n'y a rien de fort pour arrêter la violence, alors oui. Elle couve, elle peut reprendre. Chez Hakim, le jeune terroriste qui découvre l'amour, ce sentiment se transforme en violence. Sans doute parce que personne dans sa vie ne lui a parlé de cela, de ce sentiment et des effets qui l'accompagnent, il s'est retrouvé encore une fois seul. Derrière ce rocher, il est resté là, seul à attendre, comme beaucoup d'autres jeunes attendent un travail, l'amour, la vie. C'est un hitiste à sa manière, qui est là, et qui épie cette maison où il y a de la vie. On y chante, on y boit. Et lui est là, attend, malheureux, misérable. En le rejetant comme cela, on le condamne à la violence. 

    Mais dans votre film, on ne le rejette pas. C'est Hakim qui se met en position d'attente. Qu'est-ce qui le pousse finalement à tuer Yasmine et Rachid, la jalousie, les visions de « débauche » ? 

    La jalousie bien sûr. Il n'a d'yeux que pour Yasmine et la voir dans les bras de Rachid ... 

    Vous confiez également que ce film s'est monté dans des conditions artisanales. Qu'auriez-vous changé dans le film avec plus de moyens, plus d'autorisations ? 

    Ce n'est pas une question de moyens. En tant que réalisateur, j'ai l'habitude de travailler avec peu de moyens. Non. Le côté artisanal, c'était d'abord cette peur panique de revenir tourner dans quelque chose, dans un territoire qui me paraissait non balisé. C'est-à-dire je venais faire une expérience et je ne savais pas si j'allais terminer ou non ce tournage. On se retrouve dans une drôle d'ambiance quand on travaille comme cela. J'ai tourné ce film au jour le jour, parce que je sentais une sorte d'hostilité sourde. Sans doute entrait là aussi une forme de sentiment de culpabilité : je n'étais pas là, je reviens avec des moyens pour tourner un film. Je reviens porter un regard sur les choses qui se sont passées ici. De quel droit viendrais-je imposer un regard, une vision ? J'avais cette pression-là. Et j'ai essayé tout le temps d'expliquer que je racontais une histoire dans ce film, une fiction. Et que cette fiction ne pouvait être considérée comme la réalité sur ce qui s'est passé en Algérie. Tout simplement parce que je ne la connais pas. 

    Entre Bab El Oued City, Salut Cousin et l'Autre Monde, l'on sent une certaine unité. On a l'impression que ce dernier vient compléter les autres, comme une sorte de trilogie de la survie. Une survie qui s'inscrirait quelque part entre Alger et Paris ... 

     
     
     
    Salut Cousin Trailer

    C'est normal. Il y a cette espèce de va-et-vient qui existe malgré nous. On l'a vu encore récemment à l'occasion du match Algérie-France. Il y a cette espèce de connivence entre la France et l'Algérie, ce qui fait que malgré moi je me retrouve à écrire ce qui se passe dans ce va-et-vient. De temps en temps, on m'oppose que je fais des concessions. C'est faux. J'écris les histoires que je veux. Et j'ai envie d'écrire des histoires qui se passent entre ici et là-bas. Même si ce n'est pas facile, car on sent comme un désintérêt pour ce genre d'histoire en France. Un désintérêt dont est victime mon film. Je vous avoue franchement que j'ai été très surpris par le silence à propos de l'Autre Monde. Je sens que ce silence va se maintenir, et que ce film ne trouvera pas les salles qu'il faut. Nous sommes en train de nous bagarrer pour une distribution correcte de ce film, et c'est terrible. Je commence à penser qu'il y a une espèce de racisme, de boycott, ou à tout le moins de rejet de nos histoires. Sauf, bien entendu, si tu leur racontes l'histoire qu'ils veulent. 

    Un film sur l'Algérie produit en France deviendrait donc, selon vous, une sorte de film de genre, avec ses canons, sa morale ... 

    Tout à fait. Ce film a été accusé en France de tous les maux, notamment d'être une caution du régime militaire. Ici, vous avez vu. En revanche, ce qui est clair, c'est que si j'avais choisi un personnage dégoûté de l'Algérie, qui vient en France, et qui trouve la vie là-bas fantastique, peut-être que les portes seraient moins difficiles à ouvrir. Peut-être, je ne sais pas. Je n'ai jamais écrit ce genre d'histoires ... 

    Entretien réalisé par Rachid A. 

    Le Matin N2948 jeudi 1 novembre 2001 

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