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HOMMAGE AUX FEMMES
Au début des années 1940, alors que l’ONF s’engage dans une intense production de films de propagande pour contrer l’idéologie nazie et de films éducatifs voulant mieux faire connaître le Canada à sa population, les femmes occupent une place marginale, pour ne pas dire inexistante, dans les équipes de production. Fondé en 1939 par le producteur écossais John Grierson, à la demande du gouvernement canadien, l’ONF ne compte aucune femme dans son équipe originale. L’intensification de la guerre, la perspective d’un long conflit et le départ massif des hommes vers le front de l’Europe forceront Grierson à se tourner vers la main-d’œuvre féminine. En 1968, dans une entrevue accordée à la CBC, il affirmait que durant la guerre, les femmes représentaient l’autre moitié de la force créatrice de l’ONF[i]. Elles étaient sans doute une force créatrice, mais certainement pas la moitié. En effet, elles ne constitueront, tout au long du conflit, qu’à peine 20 p. cent des effectifs des équipes de production. De plus, très peu d’entre elles effectueront des tâches importantes telles que caméramane, réalisatrice ou productrice.
La situation n’est pas unique à l’ONF. Elle reflète celle de l’ensemble des femmes dans la société canadienne de l’époque. À quelques exceptions près, les emplois présentant un haut degré d’autorité, d’influence et une rémunération élevée sont réservés aux hommes. Malgré ce contexte pour le moins difficile, quelques femmes réussiront à s’imposer, à faire leur place et à occuper des postes clés à l’ONF. Notre programmation spéciale entourant la célébration de la Journée mondiale de la femme, le 8 mars prochain, me semble l’occasion idéale de leur rendre hommage.
Judith Crawley
Four New Apple Dishes (1940) est le premier film de l’ONF tourné par une femme. C’est aussi le premier film canadien en couleurs. Engagée à titre de pigiste par John Grierson, Judith Crawley en assure la réalisation. Elle possède déjà une expérience de caméramane et de réalisatrice, puisqu’elle travaille au sein de la compagnie privée de productions Crawley Films, qu’elle a fondée avec son mari, Budge Crawley, un an plus tôt. Pionnière du cinéma canadien, scénariste, réalisatrice, caméramane, monteuse, pigiste à l’ONF de 1941 à 1944, Judith Crawley est la première femme cinéaste au Canada. Lauréate de plusieurs prix, son œuvre est reconnue tant au Canada qu’à l’étranger. Sa contribution à la place des femmes dans le cinéma est inestimable. Elle trace le chemin pour bon nombre de femmes. Ses nombreuses collaborations à la caméra avec les premières femmes cinéastes de l’ONF vont contribuer à leur essor dans un environnement où leur travail n’est pas toujours pris au sérieux.
Laura Boulton
En 1941, Grierson fait appel à une autre pigiste afin de réaliser une série de films sur les communautés culturelles au Canada, l’Américaine Laura Boulton. L’objectif de la série, intitulée Peoples of Canada, est de faire connaître la mosaïque culturelle canadienne afin de créer un sentiment d’unité nationale. Diplômée de musique et d’anthropologie, passionnée par les musiques du monde, forte d’une expérience de plusieurs années de voyage où elle collecte et documente les musiques des peuples africains, Laura Boulton arrive à l’ONF avec en poche un contrat de six semaines et le mandat de réaliser un film. Elle y restera trois ans et tournera douze documentaires ethnographiques aux quatre coins du pays, dont trois films sur les Inuit de l’île de Baffin : Eskimo Arts and Crafts (L’artisanat esquimau – 1943), Eskimo Summer (1944) et Arctic Hunters (1944).
Ayant peu d’expérience de tournage – ce qui n’a rien d’exceptionnel à l’époque, car c’est le cas de la grande majorité des nouveaux employés de l’ONF – elle collabore avec plusieurs caméramans d’expérience, dont Judith Crawley. Robert Flaherty, le célèbre réalisateur de Nanook of the North (1922) agira également à titre de consultant sur les trois films tournés à l’île de Baffin. Après la guerre, les films de Laura Boulton connaîtront beaucoup de succès au Canada, aux États-Unis et en Europe, contribuant ainsi au rayonnement international de l’ONF.
Gudrun Bjerring Parker
D’autres femmes vont faire leur entrée à l’ONF au début des années 1940, mais cette fois comme employée permanente. C’est le cas de Gudrun Bjerring Parker. Elle travaille comme journaliste au Winnipeg Free Press avant d’être embauchée à l’ONF en mars 1942 comme assistante-monteuse. Très vite, elle manifeste le désir de réaliser des films. Elle en fait part à Grierson, qui lui suggère d’abord de trouver de l’argent. Elle rencontre les responsables de Santé et bien-être social Canada, aujourd’hui Santé Canada, et leur soumet un projet de trois films sur l’importance des vitamines dans l’alimentation des femmes et de leurs enfants. Après plusieurs échanges, les responsables du Ministère acceptent de subventionner le projet. Elle engage aussitôt Judith Crawley à la caméra et tourne trois courts films qui en deviendront un seul, Vitamins A, B1, C and D (1943). Pour son deuxième projet, elle scénarise, tourne et monte Before They Are Six (1943), un documentaire qui veut sensibiliser les mères de famille canadienne sur le marché du travail à la possibilité de placer leurs enfants en garderie. Un film résolument moderne pour l’époque, qui a tôt fait de révéler le style humaniste de la cinéaste. De 1943 à 1956, Gudrun Bjerring Parker écrira, réalisera et produira à l’ONF plus d’une trentaine de films sur ses thèmes de prédilection, soit la musique, la culture et les enfants, dont l’excellent The Stratford Adventure (1954).
En 1944, Grierson la nomme à la tête du studio Éducation, où elle réalise et produit des films pour le compte des ministères provinciaux de l’éducation. Elle quitte l’ONF en 1957 afin de se consacrer à ses enfants. En 1963, elle revient à la production de films. Elle fonde avec son mari le cinéaste Morten Parker, l’entreprise Parker Film Associates, vouée à la production de films à caractère social. Après une carrière exceptionnelle qui s’étend sur plus de 35 ans, elle enseigne le cinéma au collège Vanier à Montréal. En 2006, elle est fait Officier de l’Ordre du Canada.
Evelyn Spice Cherry
Evelyn Spice Cherry est également embauchée à titre d’employée permanente à l’ONF. Née à Yorkton en Saskatchewan, elle obtient en 1929 un diplôme en journalisme de l’université du Missouri avant de travailler comme journaliste au Yorkton Enterprise et au Regina Leader-Post. En 1931, elle part à Londres tourner un film en amateur. Sa route croisera celle de John Grierson. Le futur commissaire de l’ONF est impressionné par son premier film. Il lui propose alors une place au General Post Office (GPO) Film Unit, un organisme gouvernemental de production de films, qu’il dirige à Londres. Haut lieu de l’école documentaire britannique, le GPO Film Unit compte dans ses rangs les plus grands documentaristes des années 1930. C’est là qu’Evelyn Spice Cherry fera son apprentissage du cinéma documentaire.
Elle épouse à Londres Lawrence Cherry, également originaire de la Saskatchewan, et rentre au Canada juste avant la guerre. En 1941, elle retrouve Grierson à l’ONF. Il embauche le couple comme tandem cinéaste-caméraman. Evelyn scénarise, réalise, monte et produit les films, tandis que Lawrence s’occupe de la caméra. Grierson lui confie ensuite la direction du studio Agriculture. Seules Gudrun Bjerring Parker et Evelyn Spice Cherry réussiront à atteindre un tel sommet. En près de dix ans de carrière à l’ONF, celle-ci produit et tourne plus d’une trentaine de films. Elle sera considérée par plusieurs comme une force créatrice au sein des équipes de production. Ses films témoignent des principes du documentaire social britannique appris au GPO. En 1951, elle quitte l’ONF et poursuit une carrière de scénariste indépendante à Ottawa. Au début des années 1960, elle retourne en Saskatchewan et met sur pied avec son mari Cherry Film Productions Ltd. Elle y poursuit une carrière de productrice et de cinéaste indépendante jusqu’en 1985.
Jane Marsh
Toutes les femmes cinéastes dont nous avons parlé jusqu’ici n’ont jamais tourné ni produit de films de propagande de guerre. Ce type de films, plus prestigieux, étaient, avec l’accord de Grierson, réservés aux hommes. Seule Jane Marsh réussira à briser cette règle non écrite. Elle entre à l’ONF en 1941. Elle convainc rapidement Grierson de la laisser écrire un scénario sur une petite ville qui est, selon ses recherches, l’incarnation même de l’effort de guerre canadien. Le projet ne se concrétise pas mais lui permet de démontrer son talent. Grierson lui donne un poste de scénariste et d’assistante de production. Elle fait vite sa place comme scénariste. Elle élabore un projet de série de films sur le rôle des femmes en temps de guerre, mais Grierson n’y donne pas suite. Entre-temps, elle se voit confier la réalisation d’un film sur la vie quotidienne d’une famille canadienne-française de fermiers. Avec la complicité de Judith Crawley à la caméra, elle réalise Alexis Tremblay: Habitant (1943). Le film connait beaucoup de succès et est même présenté à l’Assemblée législative du Québec, aujourd’hui l’Assemblée nationale du Québec.
Peu de temps après la sortie du film Alexis Tremblay : Habitant, Grierson constate que la demande pour des films sur le rôle des femmes pendant la guerre commence à se faire sentir. Il confie alors à Jane Marsh le sujet, qui peut enfin mettre en branle son projet de série de films. Elle écrit, réalise et monte trois films: Women Are Warriors (1942), Proudly She Marches (1943) et Wings on Her Shoulder (1943).
Ces films, résolument féministes, constituent un moment capital dans l’histoire du cinéma des femmes au Canada. Ce sont les seuls films de propagande de guerre réalisés par une femme qui parlent des femmes et qui s’adressent aux femmes. Ce sont en quelque sorte les premiers films « par, pour et au sujet des femmes », pour reprendre une expression chère au Studio D, premier studio féministe de l’ONF créé en 1974.
Jane Marsh déploie une énergie créatrice et un engagement sans précédent au sein de l’équipe de production de films de propagande. Malheureusement, elle démissionne en 1944, évoquant une divergence profonde de philosophie entre elle et le commissaire de l’ONF. En réalité, sa démission est le résultat du refus de Grierson de lui octroyer le poste de productrice de la série Canada Carries On[ii]; poste pour lequel elle était hautement qualifiée. Plus tard, Grierson avouera que Marsh avait eu raison de démissionner, tout en ajoutant, toutefois, qu’il n’avait jamais envisagé d’offrir un poste si prestigieux à une femme.
Evelyn Lambart
Comme nous venons de le voir, très peu de femmes ont pu tourner des films documentaires pendant la guerre. Il en va de même du côté de l’animation. Evelyn Lambart sera la seule femme à faire de l’animation à cette époque. Elle arrive à l’ONF en 1942, où elle est assignée à la création des cartes géographiques animées. Ces cartes sont des éléments essentiels aux films de propagande de guerre. Elles servent à illustrer les enjeux géopolitiques présentés dans les films. Evelyn Lambart travaille principalement sur la série The World in Action[iii].
Proche collaboratrice de Norman McLaren de 1944 à 1965, elle coréalise plusieurs films avec lui, dont le chef-d’œuvre Begone Dull Care (1949). Son rôle dans l’œuvre de McLaren reste essentiel. Au milieu des années 1960, elle réalise ses propres films, dans lesquels elle privilégie le papier et le linoléum découpés. Ses films lui vaudront plusieurs prix. Pionnière du cinéma d’animation des femmes au Canada, elle sera pendant plus de 20 ans la seule femme à réaliser des films d’animation à l’ONF.
La guerre aura donc permis à quelques femmes de produire et de tourner des films. Mais les années d’après-guerre (1945-1949) verront le pourcentage de femmes dans les équipes de production, tout comme celui de la présence des femmes dans tous les secteurs de l’ONF, diminuer de façon significative. Jane Marsh démissionne en 1944. La même année, le nom de Judith Crawley ne figure déjà plus au générique des films de l’ONF. Les années 1950 ne sont guère mieux. Evelyn Spice Cherry quitte en 1951. Gudrun Bjerring Parker fait de même en 1957. Il faudra attendre le début des années 1970 avec la série de films En tant que femme, dirigée par Anne Claire Poirier et de Working Mothers de Kathleen Shannon, qui conduira à la création du Studio D, avant que ne se révèle véritablement ce que Grierson appelait « l’autre moitié de la force créatrice de l’ONF ».
[i] Cité par Terre Nash, Images of Women in NFB Films During WWII and Post-War Years, 1982, p. 177.
[ii] Canada Carries On, en français En avant Canada, était une série de films de propagande de guerre destinés aux salles de cinéma au Canada.
[iii] The World in Action, en français Le monde en action, est une série de films de propagande de guerre destinés aux salles étrangères, particulièrement aux États-Unis.
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