• Entretien avec Ludmila Akkache, réalisatrice féministe «Oser le récit de soi»

    Entretien avec Ludmila Akkache, réalisatrice féministe «Oser le récit de soi»

    Ludmila Akkache est une militante féministe et une réalisatrice dont le premier court-métrage Usure a été présenté récemment au Festival international du cinéma d’Alger dédié au film engagé. On y assiste à un récit sensible, digne et pénétrant sur les violences faites aux femmes à travers le personnage d’une militante qui fait un travail d’écoute et d’orientation avec les victimes. Dans cet entretien, la jeune cinéaste expose sa réflexion sur la manière dont le cinéma traite de ces questions et notamment sur le long et désastreux monopole des récits masculins, réducteurs et stéréotypés.

    Le Soir d’Algérie : Ton court-métrage Usure adopte une approche différente des violences faites aux femmes. Elles sont abordées de manière indirecte à travers le personnage d’une militante qui leur parle au téléphone. Voulais-tu à travers ce choix déconstruire ou critiquer les représentations classiques sur le sujet ?
    Ludmila Akkache :
    Effectivement, le film renferme une volonté de déconstruire les représentations classiques des femmes victimes de violences. Il faut rappeler qu’il a été fait dans le cadre d’un atelier dont le projet était de questionner cette imagerie courante. Nous avons pris l’habitude de voir des femmes maquillées avec des ecchymoses et des yeux au beurre noir, vulnérables et abattues.

    Alors qu’en réalité, et bien que victimes, la plupart de ces femmes demeurent dignes. L’écriture du scénario m’a pris huit mois car il découlait de toute une réflexion, une documentation concernant la victimologie des femmes, des débats avec d’autres féministes. Je pense qu’il est important de déconstruire ces représentations réductrices, notamment au cinéma, car elles se limitent à la surface des choses et ne suscitent pas de réflexion susceptibles de mener à un début de solution ; elles se contentent de titiller des sentiments de pitié et ne dépassent pas le stade du cliché infécond.

    Ce dernier nourrit par ailleurs la banalisation des violences à l’encontre des femmes car à force de les voir ainsi caricaturées, cela finit par ne plus rien provoquer en nous. Par ailleurs, je pense que ces images sont le plus souvent produites par des hommes ; c’est leur regard qui s’exprime, c’est donc un regard extérieur et forcément peu pertinent et dénué d’éthique. Ce que je voulais dire à travers ce film, c’est qu’on peut parler des violences à l’encontre des femmes tout en respectant ces dernières.

    Le personnage de la féministe qui reçoit d’incessants appels de la part de victimes de violences est ballotté entre la volonté d’aider et le sentiment d’impuissance. Cela se reflète-t-il sur la réalité du terrain ?
    Le film tente justement d’approcher à la fois le phénomène des violences sexistes et la réalité des militantes qui interviennent sur ces cas. J’ai voulu balayer dans Usure plusieurs figures de victimes, dont l’inceste, la séquestration, le refus de paiement de la pension alimentaire, etc. Et j’ai tenu à raconter l’état d’esprit de cette militante qui écoute ces femmes. Je pense que nous avons besoin de parler de nos vécus d’accompagnatrices de victimes, et ce que cela implique en terme de charge émotionnelle. Souvent, on ne pense pas à se protéger ni à exprimer notre ressenti face à ces expériences éprouvantes. Ce manque de moyens et de formation psychologique fait parfois qu’une militante se sente non seulement impuissante mais aussi dévastée émotionnellement à force de s’exposer à des récits souvent insoutenables.

    La figure de la féministe essuie, elle aussi, énormément de clichés : nous sommes représentées comme des femmes fortes, incassables, etc. Ce qui est totalement faux. La surcharge peut mener parfois à une envie de se désengager et de ne plus faire ce travail d’accompagnement. Or, dans l’absence d’une volonté gouvernementale de prendre en charge ces problématiques, nous sommes obligées de le faire nous-mêmes avec le peu de moyens dont nous disposons.

    Nous essayons de réparer les dégâts produits par l’oppression patriarcale tout en étant conscientes qu’il faut absolument une volonté politique de s’attaquer frontalement à ce dernier pour espérer un début d’éradication de ces violences. C’est cela notamment qui provoque un sentiment d’impuissance. En tant que militantes, nous sommes également spoliées de notre droit à la parole et au récit de soi. Le film voulait contribuer à briser cette omerta et à s’approcher au mieux de la réalité du terrain.

    À un certain moment, la militante prend des décisions cruciales, comme celle de ne pas appeler directement la gendarmerie dans un cas de séquestration. Quelle est la limite entre l’éthique féministe (respect du choix de la victime) et la non-assistance à personne en danger ?


    Il est aussi question de montrer les difficultés que rencontrent les féministes dans l’accompagnement des femmes victimes de violences. Il y a une lourde responsabilité à porter et chaque féministe ou association féministe adopte une manière d’aborder ces problèmes sur le terrain. Cet accompagnement implique également le respect du choix de la première concernée, l’écoute et la priorité de son libre-arbitre : nous ne sommes pas là pour imposer des solutions. Le film porte néanmoins un questionnement sur des cas où la féministe vit un dilemme moral, entre nécessité d’intervention et peur de nuire à la victime. L’éthique féministe est complexe parce que justement elle prend en compte tous ces paramètres et met souvent la militante devant des choix difficiles.

    Lors de sa projection au Fica, ton film a provoqué des réactions tantôt hostiles, tantôt «condescendantes» chez certains hommes du public. Penses-tu qu’il s’agit d’un rejet global du féminisme ou bien d’un malaise face à ta manière d’aborder ces violences ?
    Évidemment, il existe un certain rejet global du féminisme au sein de la société. Il s’agit d’un mouvement qui prône justement la déconstruction et la remise en question d’un ensemble de mécanismes sociaux qui mènent aux violences sexistes et sexuelles. Par ailleurs, les quelques réactions hostiles dans le public s’expliquent par l’habitude qu’on a pris à regarder ces violences à travers des représentations biaisées et misérabilistes.

    Ce qui a dû gêner également, c’est le fait d’avoir montré en parallèle le vécu émotionnel de la militante féministe. Enfin, ce regard de femme sur les violences faites aux femmes, un sujet souvent traité par des hommes, a dû être déstabilisant pour certains car il entraînait les spectateurs dans les profondeurs et les coulisses de ces violences, et les privait donc du confort de la surface.

    Tu étais un élément actif du carré féministe pendant le Hirak. Quel a été l’impact de cette expérience sur ton parcours et ton regard sur la société ?
    C’était une expérience riche et exceptionnelle. C’est grâce à cette initiative que le mot «féminisme» est devenu audible, voire vulgarisé et intégré au langage courant, après avoir été longtemps, caricaturé, minorisé et diabolisé. Cette expérience a également provoqué des débats au sein de la société.

    À titre personnel, j’étais déjà une féministe active avant le carré, et depuis l’université. Or, le carré m’a beaucoup nourrie et formée en ce qui concerne la manière de débattre de la question. J’ai également appris à me protéger et à développer des techniques de défense, notamment après les menaces et les agressions que le carré a subies.

    Cette expérience a, en effet, fait évoluer mon regard sur la société, notamment civile, et sur le milieu militant : nous avons vu avec quelle agressivité ou mépris certains milieux politiques ont réagi à la création du carré en mars 2019. Cela m’a appris à ne plus donner ma confiance facilement à des individus ou groupes qui, bien que se prétendant alliés ou convaincus par les idées féministes, sont les premiers à nous dénigrer quand il s’agit d’actions concrètes.

    Avec le recul, j’ai fini par comprendre que c’est aux femmes et aux féministes de prendre en charge cette lutte. J’ai aussi appris que l’ensemble du spectre politique, quelle que soit l’obédience, est récalcitrant face à la question des droits des femmes et essaie, par des moyens directs ou détournés, de nous faire renoncer ou transiger. Personnellement, ça m’a poussée vers le contraire, je suis devenue une féministe radicale !

    Pendant le débat qui a suivi la projection, tu as déclaré avoir pris du recul par rapport à l’activisme. Quel regard portes-tu aujourd’hui, en tant que jeune militante, sur l’état des féminismes actuellement en Algérie ?
    En fait, non je ne me suis pas retirée de l’activisme sur le terrain. Ce que je voulais dire c’est que je ne fais plus d’écoute mais plutôt de l’orientation vers des structures féministes plus performantes. Pour ce qui est de la réalité actuelle des féminismes en Algérie, je pense qu’il reste beaucoup de travail à faire. Nous assistons certes à des évolutions notables, comme le fait d’oser se définir comme féministe. Mais des réticences demeurent en ce qui concerne certaines questions qu’on n’ose pas encore aborder.

    Je vois que nous cédons un peu trop à la hiérarchisation de nos revendications alors que je les considère toutes comme prioritaires car elles découlent d’une urgence sociétale. Cela mérite plus que jamais un débat approfondi et sérieux. Je pense également qu’il y a peu de communication et de concertation entre les différents mouvements féministes. Or, après avoir vu la manière dont les milieux politiques rejettent ou manipulent ou affaiblissent l’action féministe, nous avons plus que jamais intérêt à élaborer nos propres stratégies et à faire le deuil d’un soutien quelconque des formations politiques classiques.

    Comme partout dans le monde, le cinéma y compris les questions liées aux violences sexistes ont été longtemps traités par des regards masculins. Aujourd’hui, on plaide pour une réappropriation des femmes de leurs propres histoires. Quel est à ton avis l’enjeu d’un tel changement ? Quels devraient être les mécanismes qui le favoriseraient ?


    C’est un enjeu crucial en effet : nos histoires ont longtemps été racontées par des hommes et cela a engendré des récits superficiels et déréalisés. Il est important que les femmes se réapproprient leurs vécus.
    Dans le cas des violences sexistes et sexuelles, le phénomène est très complexe : ce sont des violences longtemps banalisées, voire invisibilisées et appréhendées quasiment comme un déterminisme.

    Il est donc très difficile pour un homme de les comprendre ou de les raconter alors qu’il ne les subit pas, d’où les récits simplistes, stéréotypés et réducteurs. Le regard masculin sur les femmes au cinéma est très problématique : nous sommes soit des objets sexuels, soit des victimes soumises et brisées. Il est temps de mettre fin à ce monopole et d’élaborer un contre-cinéma, beaucoup plus approfondi, plus éthique, plus digne et totalement différent de ce qui a dominé par le passé.


    Cette réappropriation peut également mener à une libération de la parole et à une prise de conscience massive de ce que nous subissons au quotidien.
    Propos recueillis par Sarah Haidar

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