• CRITIQUE :Autant en emporte le vent réalisé par Victor Fleming, George Cukor et Sam Wood

    Autant en emporte le vent

    réalisé par Victor Fleming, George Cukor et Sam Wood

    Gros Plans > 18 décembre 2007

    analyse du film Autant en emporte le vent, réalisé par Victor Fleming, George Cukor et Sam Wood

    Êtes-vous plutôt « Taratata » ou « Fiddle-dee-dee » ? Plutôt Ashley Wilkes ou Rhett Butler ? Tara ou Les Douze Chênes ? Si ces termes vous parlent, c’est que vous aussi avez succombé au récit de l’amour tumultueux et inachevé entre l’ensorcelante (mais pimbêche) Scarlett O’Hara et le fascinant (mais cynique) Rhett Butler, sur fond de guerre fratricide entre Yankees et Confédérés. Vous aussi avez paniqué lors de l’incendie d’Atlanta et pleuré avec l’héroïne, abandonnée par son mari au seuil de son amour naissant, mais tardif ; vous aussi avez ironisé sur la gentillesse niaise de Mélanie et regretté l’orgueil démesuré de Scarlett. Des millions de spectateurs, toutes époques et générations confondues, ont expérimenté ces sentiments. Car Autant en emporte le vent, soixante-dix-huit ans après sa sortie, est devenu plus qu’un film : une légende. Mais, au fait, comment crée-t-on une légende ?

     

    Règle numéro un : faire parler du film bien avant qu’il ne soit sorti en salles. Avec Autant en emporte le vent, le jeune producteur David O. Selznick était passé maître en la matière : annoncé en 1936, alors que le volumineux roman de Margaret Mitchell (plus de 1000 pages et trois volumes chez Denoël) était devenu un best-seller à l’échelle du pays, le tournage du film ne devait commencer qu’en 1939. Trois scénaristes se cassèrent les dents pendant trois longues années sur l’adaptation alors que Selznick faisait réécrire les pages des uns par les autres (Sidney Howard, plus productif, fut le seul crédité au générique). Le casting fit l’objet des rumeurs les plus folles et des négociations les plus ardues : le King Clark Gable ayant été désigné à l’unanimité par le grand public américain pour interpréter le séduisant et viril Rhett Butler, Selznick obtint de son beau-père Louis B. Mayer qu’il lui cède l’acteur, alors en contrat avec la MGM. Quant à Olivia De Havilland, qui rêvait d’incarner la douce et fragile Melanie Hamilton, elle manqua bien de se fâcher avec Jack Warner, qui refusait, comme bien d’autres avant lui, qu’une de ses plus grandes stars s’encanaille avec un autre producteur.

    Mais les spéculations allèrent surtout bon train sur le personnage de Scarlett O’Hara, la jolie révoltée détestant les conventions et n’en faisant qu’à sa tête au mépris de la bonne société sclérosée du Vieux Sud. Des milliers de jeunes femmes venues de toutes les régions américaines auditionnèrent pour le rôle. Toutes les jeunes actrices correspondant plus ou moins au profil recherché prirent d’assaut le bureau de Selznick : Katharine Hepburn, Jean Arthur, Norma Shearer, Barbara Stanwyck, Carole Lombard, Joan Crawford, Claudette Colbert et Bette Davis (qui se vengea de ne pas être sélectionnée en jouant dans un film similaire, L’Insoumise). La dernière en lice, Paulette Goddard, manqua de près la consécration ultime, du fait de sa liaison, mal vue par la société de l’époque, avec Charles Chaplin. En 1939, alors que les premières scènes de Autant en emporte le vent étaient en tournage, Selznick n’avait toujours pas sa Scarlett. Mais son frère Myron lui présenta alors l’actrice anglaise Vivien Leigh, qui, selon la légende, fit une apparition enchanteresse devant le producteur, le visage éclairé par les flammes de l’incendie d’Atlanta. La présence de la jeune femme sur le plateau n’était évidemment pas dûe au hasard : Vivien répétait déjà depuis quelques semaines la partition de Scarlett. Elle eut le bon sens de ne pas clamer sa liaison avec l’acteur britannique Laurence Olivier, chacun d’entre eux étant déjà marié de son côté, et emporta le rôle le plus convoité de l’histoire du cinéma.

    Comme pour tout film légendaire, le tournage d’Autant en emporte le vent fut chaotique : Cukor fut spectaculairement licencié par Selznick, au grand dam des deux actrices principales, Olivia de Havilland et Vivien Leigh, qui continuèrent à le voir secrètement pour travailler leur rôle ; Sam Wood, remplaçant Victor Fleming démissionnaire, dut déclarer forfait pour cause de maladie ; et ce fut ce même Fleming qui revint achever le film, retrouvant des acteurs exténués après cinq mois de tournage intensif. En dépit des fameux « mémos » désespérés de Selznick, Autant en emporte le vent battit tous les records de l’époque : une durée de quatre heures, pari audacieux pour un film commercial (même James Cameron avecTitanic n’alla pas aussi loin), dix Oscars, dont celui du meilleur film et surtout, la première récompense destinée à une actrice de couleur (Hattie McDaniel, interprète de Mammy, la nourrice de Scarlett), des bénéfices largement supérieurs aux sommes pourtant gigantesques engagées dans la production et une aura jamais démentie, faisant du film l’un des plus gros succès de l’histoire.

    Cette réussite tient surtout aux qualités intrinsèques d’un film très en avance sur son époque. Le partage des tâches entre George Cukor, qui réalisa les scènes intimistes, et Victor Fleming, à qui l’on confia les plus spectaculaires était clairvoyant ; mais ce qui permit à Autant en emporte le vent de garder une unité malgré les aléas fut la volonté de David O’Selznick, véritable auteur, dans tous les sens du terme, du film. Il travailla d’arrache-pied pendant des années à trouver les talents nécessaires à grand renfort de « mémos », des envolées lyriques de la musique de Max Steiner aux costumes somptueux de Walter Plunkett. Selznick reste pionnier en matière de lutte contre le code Hays ; à l’inverse de ses contemporains qui durent déjouer la censure par le second degré et les sous-entendus, il parvint à garder deux scènes-clés et hautement polémiques du film : le sourire ravi et coquin de Scarlett au lever du lit après sa fameuse nuit d’amour avec un Rhett Butler passablement éméché ; et la réplique mythique de fin, jugée à l’époque trop vulgaire : « Frankly, my dear, I don’t give a damn. » (les censeurs ne purent imposer leur hérétique « Frankly, my dear, I don’t care »). L’argument du producteur ? Ces scènes se trouvaient telles quelles dans le roman original...

    Autant en emporte le vent est en effet un petit miracle d’adaptation cinématographique. Selznick savait qu’il risquait gros avec ce best-seller et ses millions de lecteurs fidèles ; il tint le pari en respectant à la lettre l’esprit de la prose de Margaret Mitchell, au point que la suppression de certaines lignes du récit fait figure de détail. Il n’était pourtant pas évident au départ qu’Hollywood puisse s’entendre avec la très Sudiste romancière. Autant en emporte le vent parle d’une époque "dorée", où Blancs et Noirs vivaient en harmonie dans leur statut respectif de maîtres et d’esclaves, et à laquelle la guerre de Sécession mit fin, à leur grand désespoir. Même en 1939, vingt ans avant la bataille des Noirs pour les droits civiques, le sujet était périlleux, d’autant qu’Hollywood se voulait à l’avant-garde du progrès démocratique. Selznick sut alors conserver la vision "inégalitaire" de la société du roman, tout en soulignant le courage des héros, qui luttent, chacun à leur manière, contre les conventions d’un monde hypocrite et passéiste. Le charme du profiteur de guerre Rhett Butler, homme à femmes et bon client des bordels, n’en apparaît que plus évident face à la fadeur de l’honorable (et triste) Ashley Wilkes (auquel le très bon acteur Leslie Howard donne le sentiment qu’il va se pendre à chaque minute). Et jamais le spectateur contemporain ne songe à s’insurger contre le racisme présupposé – en fait, inexistant – du film.

    D’un point de vue strictement cinématographique, Autant en emporte le vent est d’une perfection absolue. Le Technicolor, technologie très récente (utilisée notamment pour Les Aventures de Robin des Bois en 1938 et Le Magicien d’Oz en 1939), offre une qualité d’image jamais vue jusqu’alors, où les couleurs explosent dans leurs tonalités les plus flamboyantes. Le Sud recréé par Hollywood confine à la magnificence royale : les « effets spéciaux » de William Cameron Menzies (justement oscarisé), qui peaufina les décors par le biais de peintures, permirent à Selznick de donner aux deux plantations des familles O’Hara et Wilkes des airs de palace. Si Autant en emporte le vent est le summum du classique hollywoodien, il le doit à son mépris bienheureux de la réalité : que ce soit dans les moments de gloire ou les scènes terrifiantes de guerre, les situations sont exacerbées jusqu’à l’extrême par souci du spectaculaire. Ainsi le sang, le meurtre et la tentative de viol, tout comme la passion amoureuse, d’une sensualité marquée, ne sont pas évités mais au contraire longuement montrés dans ce qu’ils ont de plus sur/inhumain.

    Autant en emporte le vent tire alors son inspiration là où l’attendait le moins : de l’expressionnisme. À l’instar du mouvement né en Allemagne dans les années 20, le film utilise la géométrie et l’immensité des décors pour traduire l’existence d’espaces défiant la compréhension humaine. Dans la scène mythique précédant le "viol" de Scarlett par Rhett, le sommet des gigantesques escaliers que le personnage gravit est plongé dans l’obscurité, marquant ainsi l’entrée des deux héros dans une dimension méconnue et irraisonnée, qui les dépasse tous deux. Déformés par des jeux de lumière judicieux, les visages des personnages montrent une face de leur personnalité qu’ils aimeraient cacher ou traduisent des sentiments indicibles. Autant en emporte le vent est un film où les émotions proviennent de sensations brutes, directement liées au dynamisme de la mise en scène, enchaînant gros plans et panoramiques avec une aisance et une fluidité redoutables, où aucun mètre de pellicule n’est gâché.

    Si Autant en emporte le vent séduit toujours autant aujourd’hui, c’est qu’il avait été dès l’origine pensé comme une œuvre atemporelle. Demain était un autre jour pour David O. Selznick : parti d’un statut de producteur talentueux parmi tant d’autres, il entra dans l’histoire comme l’auteur du film-fleuve le plus célèbre et le plus admiré de tous les temps. Quant à Vivien Leigh et Clark Gable, ils incarnent à jamais le couple glamour par excellence et le romantisme d’une époque révolue, celle du Vieux Sud comme du Grand Hollywood.

    Ophélie Wiel

     

    .

     

    Articles associés

    • Hantise, réalisé par George Cukor, par Clément Graminiès
    • George Cukor, rétrospective au festival de Locarno du 7 au 17 août (...), par Ariane BeauvillardMarie BigorieOphélie Wiel
    • What Price Hollywood ? – édition DVD, réalisé par George Cukor, par Clément Graminiès
    • Une étoile est née, réalisé par George Cukor, par Clément Graminiès
    • Mademoiselle Gagne-Tout, réalisé par George Cukor, par Ophélie Wiel
    • Holiday, réalisé par George Cukor, par Ophélie Wiel
    • Désir et impuissance du Pygmalion cukorien, par Mikaël Buch
    • L’Île au trésor, réalisé par Victor Fleming, par Théo Ribeton
    • Dr Jekyll et Mr Hyde, réalisé par Victor Fleming, par Fannie Dieterlen
    • Dr Jekyll et Mr Hyde, réalisé par Victor Fleming, par Alissa Wenz
    « Entretien VISION FÉMININE ET CINÉMA AMATEUR : LES COURTS MÉTRAGES DE DIANE DUPUIS, 1965-1966DOSSIER MARLON BRANDO »
    Partager via Gmail

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :


Your Website Title
How to Share With Just Friends

How to share with just friends.