• Entretien

    VISION FÉMININE ET CINÉMA AMATEUR : LES COURTS MÉTRAGES DE DIANE DUPUIS, 1965-1966

    par Eric Fillion
    lundi 18 février 2013

    Lauréate du troisième prix au Festival international du cinéma amateur de 1965, Diane Dupuis s’initie au septième art par l’intermédiaire de la revue Séquences. Elle assiste aussi à des cours offerts par les Sœurs de Marguerite Bourgeoys au Pensionnat Notre-Dame-de-la-Trinité situé à Pointe-aux-Trembles. En 1965 et 1966, elle réalise cinq courts métrages – La Giboulée, Le Zoizeau, Veulent, Les Amazones et La Vie heureuse de mademoiselle A – et participe à l’émission Images en têtequ’anime Jean-Yves Bigras à la télévision de Radio-Canada. Elle déniche aussi un emploi d’été chez Coopératio où elle travaille aux côtés de Werner Nold sur le montage du film Entre la mer et l’eau douce (Michel Brault, 1967). À 17 ans, elle fugue laissant derrière elle un avenir prometteur dans le milieu du cinéma québécois.

    Au mois d’avril 2012, l’auteur du présent texte a rencontré Diane Dupuis en Gaspésie. Elle lui a remis les bobines 8 mm des films La Giboulée, Veulent et Les Amazones. Ces courts métrages ont ensuite été numérisés grâce aux efforts de TENZIER et du Centre DAÏMÕN.

    L’entretien qui suit a été réalisé à Montréal le 30 décembre 2012. Il a été précédé d’un visionnement privé qui a permis à Diane Dupuis de revoir les films ci-dessous pour la première fois depuis 1966.


    La Giboulée . 8 mm, noir et blanc, 42 minutes 7 secondes, 1965. Réalisation : Diane Dupuis. Caméra et postsynchronisation : Jean Bélanger. À la batterie : André Bélair. Avec la participation de : Lucien Forget, Michel Desautels, Michel Laramée, André Paquette, Claire Wojas, Mireille Tremblay, René Joseph, Gilbert Sicotte, Yvan Raymond, Bernard Packwood, Michel Brisson, Denis Degrasse, Charles Tapp et Jean Labelle.

    Veulent . 8 mm, couleurs, 12 minutes 34 secondes, 1966. Réalisation et caméra : Diane Dupuis. Avec la participation de : Michel Desautels, Louise Laurence et Jeanne Wojas.

    Les Amazones . 8 mm, couleurs (ainsi que noir et blanc), 19 minutes 28 secondes, 1966. Réalisation : Diane Dupuis. Éclairage : Jean Chabot. Caméra : Bernard Béland. Avec la participation de : Louise Laurence, Françoise Nadeau, Monique Bélanger, Claire Wojas, Francine Lacasse, Louise Morin et Jeanne Wojas.

    Une projection publique est prévue au Centre DAÏMÕN de Gatineau le 6 mars 2013. Pour plus de détails : Diane Dupuis.


    Eric Fillion [E.F.] : Vous avez réalisé vos courts métrages au milieu de la décennie des années soixante et c’est la première fois que vous les revoyez en 45 ans. Qu’est-ce que cela suscite chez vous ?

    Diane Dupuis [D.D.] : Tout cela me rappelle des visages, des noms, des personnes ... et un questionnement : pourquoi est-ce que j’ai fait ça [rires] ?

    E.F. : Vous cherchez à comprendre pourquoi vous avez touché au cinéma ou pourquoi vous avez fait ces films-là ?

    D.D. : Pourquoi j’ai fait ces films-là ! Le cinéma, je le sais. C’était ma passion. J’aimais cela. Je voulais devenir ... je voulais faire ma vie dans le cinéma. Ça, c’est certain. J’adorais faire de la mise en scène. D’ailleurs, j’ai fait du théâtre après cette période de cinéma. J’en ai fait beaucoup parce que j’aimais la mise en scène. J’aimais être la boss !

    E.F. : Qu’est-ce qui vous a motivée à explorer le septième art ?

    D.D. : Je voulais changer le monde avec le cinéma. Réaliser ces films a été mon école. Cela a été une façon d’apprendre et de voir ce que je pouvais faire … de comprendre aussi comment travailler avec le monde. Tu sais, c’est un travail d’équipe le cinéma. Alors c’était une façon de voir si j’étais capable. À partir de là, mon rêve était de faire l’utopie. C’est-à-dire de faire un film qui aurait changé le monde dans le sens qu’il aurait dit c’est quoi l’idéal dans la vie … c’est quoi l’idéal DE la vie. Poser la question : qu’est-ce qu’on peut faire pour que sur la planète Terre on vive un idéal ?

    E.F. : Vous vouliez faire l’utopie, mais par l’intermédiaire de la fiction.

    D.D. : Oui, parce que c’est plus facile. Tu es libre. Tu as la liberté totale de t’exprimer comme tu veux. J’ai quand même fait un film de fiction alors que j’étais au couvent. Ce n’est pas pire pour une jeune fille de 15 ans.

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    Veulent. Michel Desautels, Louise Laurence et Jeanne Wojas.

    E.F. : Vous associez le langage dramatique à la liberté. Considériez-vous le cinéma documentaire comme un langage cinématographique contraignant ?

    D.D. : Contraignant et difficile parce qu’il fallait prendre les choses sur le fait avec le code documentaire. Aujourd’hui, je le vois d’une autre façon. J’aborderais le documentaire d’une autre manière, je le ferais à partir d’un montage. J’irais chercher les éléments parce que de toute manière c’est un discours que tu apportes, une démonstration. J’approcherais le documentaire différemment de ce l’on nous enseignait. J’opterais pour un documentaire social. Mais à l’époque, la fiction était pour moi la seule utopie.

    E.F. : Ce parti pris pour la fiction résultait-il d’un enthousiasme pour le travail de cinéastes tels que Claude Jutra, Gilles Groulx et Gilles Carle qui, en 1963, se sont distanciés du documentaire pour explorer le long métrage dramatique ?

    D.D. : J’aimais Trouble fête de Pierre Patry [1964].

    E.F. : Vous étiez donc familière avec les productions de Coopératio ?

    D.D. : Oui, et j’y ai travaillé tout un été. J’étais assistante-monteuse. Je travaillais avec Werner Nold et je me souviens que Jean-Claude Lord travaillait dans une petite salle à côté de nous. C’est lui qui m’a appris à écrire des scénarios professionnels. J’étais très sociable. J’aimais ça rencontrer les gens, leur parler et savoir ce qu’ils faisaient, qui ils étaient et tout ça. Je suis allé voir Jean-Claude. Nous avons discuté et il m’a parlé d’un scénario. Il me l’a ensuite montré et m’en a donné une copie pour que j’aie un exemple, je ne me souviens plus quel était ce scénario.

    E.F. : Vous faites ici référence à votre travail d’assistante-monteuse sur le long métrage Entre la mer et l’eau douce. Comment avez-vous déniché cet emploi ?

    D.D. : J’ai répondu à une annonce dans un journal. C’était un job d’été dans le cinéma. Je me suis dit que j’allais faire mes preuves dans une boîte comme celle-là. J’ai appliqué et on m’a engagée tout de suite. Werner m’a pris sous sa coupe. Il a été comme un père pour moi. Il était vraiment fin et respectueux. Il m’a tout montré. Il m’a enseigné comment faire du montage. J’étais son assistante. J’étais habile manuellement et je faisais des belles coupes avec le 35 mm.

    E.F. : Vous étiez encore étudiante à l’époque et votre expérience se limitait à quelques courts métrages amateurs. Vous deviez être exaltée à l’idée de travailler quelques mois aux côtés de Patry, Nold et autres figures importantes de Coopératio.

    D.D. : Oui ! Ils étaient super sympathiques. Je considérais Patry comme un pionnier et il était vraiment correct avec moi. Il m’a engagée comme cela et m’a donné une chance. C’était merveilleux. Ce sont des gens que j’ai appréciés et beaucoup aimés. Je voyais cela comme ma porte d’entrée dans le cinéma professionnel.

    E.F. : Vous aviez déjà réalisé quelques courts métrages amateurs avant d’entrer chez Coopératio. Où avez-vous acquis les connaissances et les habiletés qui vous ont permis de réaliser ces films et d’être engagée par Patry ?

    D.D. : J’ai suivi des cours au couvent Notre-Dame-de-la-Trinité. Nos enseignantes, les Sœurs de Marguerite Bourgeoys, étaient très instruites. Elles étaient de bonnes enseignantes. Je suivais le cours classique qui comprenait un volet « culture générale ». En deuxième, il fallait réaliser un film. C’était en 1963 ou en 1964. C’est comme cela que je me suis initiée au cinéma, que j’ai appris son existence.

    E.F. : Lisiez-vous les nombreux textes sur le cinéma amateur que Jean-Yves Bigras et ses collègues publiaient dans Séquences ?

    D.D. : Oui, nous consultions cette revue. Nous y étions abonnées. J’ai appris tout mon langage cinématographique dans Séquences. Nous consultions cette revue dans nos cours. Cela faisait partie du programme.

    E.F. : Vous venez de mentionner que vous avez fait un court film au pensionnat. Vous avez donc complété un premier essai cinématographique avant de réaliser La Giboulée ?

    D.D. : Oui, j’ai fait mon premier court – un film d’animation – chez les sœurs. J’avais mon équipe de filles – trois dessinatrices – et nous devions prendre quelque chose de simple : un rond comme personnage avec des yeux, un nez et une bouche. C’était un film en couleurs qui commençait avec le personnage qui regarde la caméra. Tout à coup, on entend une musique de strip-tease très langoureuse. Alors là, il regarde à gauche et à droite. Il fait toutes sortes de mimiques et il devient rouge, rouge, rouge. Il est gêné, tu vois. Toutes ses expressions sont en réponse à la musique. C’était simple à faire, car nous utilisions toujours le même cercle. C’était aussi drôle. Nous avons beaucoup joué avec son regard et les couleurs. Ce film d’animation durait trois ou cinq minutes. Le couvent fournissait tout. J’étais chanceuse, car ce type de cours était offert à mon école.

    E.F. : Aviez-vous un ciné-club au pensionnat ?

    D.D. : Non.

    E.F. : Avez-vous des souvenirs des extraits de films que les sœurs vous montraient ?

    D.D. : Je n’en ai aucun.

    E.F. : Écoutiez-vous l’émission Images en tête ?

    D.D. : Oui, toujours. Je m’étais même dit qu’un jour j’allais y aller. Images en tête a été une de mes écoles. J’ai suivi l’émission pendant des années. J’ai été tellement fière d’y passer plus tard. Cela a été ma récompense.

    E.F. : Fréquentiez-vous les salles de cinéma ? Quels longs métrages avez-vous vus à l’époque ?

    D.D. : Je suis allée voir Ben-Hur [William Wyler, 1959] avec ma cousine. Je regardais aussi Walt Disney à la télévision, mais je ne savais pas vraiment à quoi ressemblait le grand écran. J’étais très jeune et j’habitais à Pointe-aux-Trembles. Je me souviens quand même d’avoir vu le film de Pierre Perrault sur la pêche aux bélugas. J’aimais beaucoup la caméra de Michel Brault. Je n’ai pas vraiment vu de films de fiction québécois à l’époque. C’est pour cela que mes courts métrages sont décousus, c’était amateur.

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    La Giboulée. Lucien Forget (Pierre) et Claire Wojas (Françoise).

    E.F. : Vous n’étiez donc pas motivée par l’idée d’établir un dialogue avec le cinéma de la Révolution tranquille, car vous ne le connaissiez que très peu. Vous n’aviez vu ni À tout prendre (Jutra, 1963) niLe Chat dans le sac (Groulx, 1964) par exemple. Qu’est-ce qui a suscité chez vous ce désir de réaliser La Giboulée ?

    D.D. : J’ai écrit le scénario dans le cadre d’un concours auquel je voulais participer. Je me souviens que nous avons fait une retraite fermée chez les sœurs. Je suis restée dans ma chambre pendant trois jours pour écrire le scénario que j’ai ensuite soumis au concours. J’ai mentionné le 8 mm, car c’est ce que j’avais appris à l’école. On en parlait aussi dans Séquences. Le projet a été accepté et on m’a prêté de l’équipement … 8 mm. On m’a aussi offert gratuitement les services du caméraman Jean Bélanger.

    E.F. : Si je comprends bien, vous deviez soumettre un scénario au printemps. Si votre projet était accepté, on vous prêtait l’équipement et vous deviez profiter des vacances d’été pour rassembler vos troupes et réaliser le film. C’est bien cela ?

    D.D. : Oui. Ça a été très rapide. Le tournage a duré deux semaines, je crois. J’avais peu de temps.

    E.F. : L’enregistrement de la bande-son a lui aussi été réalisé durant l’été 1965. Comment avez-vous procédé ?

    D.D. : Tout ça a été fait durant un après-midi chez un ami. Pour le bruitage, nous étions limitées à ce que nous avions dans l’appartement. Je me souviens du petit salon où nous avons projeté le film. La bande magnétique était collée sur la pellicule. Il fallait regarder et enregistrer en même temps. Le résultat est très amateur. Le but était d’au moins rendre le sujet du film.

    E.F. : Justement, parlons du contenu de La Giboulée. Ce film de quarante minutes suit les mésaventures de quatre jeunes Montréalais qui partent faire le tour de la Gaspésie durant leurs vacances d’été. Pierre, le leader du groupe, fuit une relation fragile qu’il retrouve à son retour. Le film repose en grande partie sur la générosité de tous ceux qui figurent au générique. Vous étiez quand même un gros groupe. Comment s’est déroulé le tournage ?

    D.D. : Nous avons filmé plusieurs des scènes au Lac Champlain. Il n’y avait pas de grève ni de plage. Je n’étais jamais allée en Gaspésie. Il fallait faire avec très peu d’argent. Toute l’équipe travaillait gratuitement. J’étais choyée. J’ai voulu faire un film et tout le monde a embarqué. À bien y penser, j’étais vraiment chanceuse parce que même jeune comme j’étais, avec toute la gang de gars et le caméraman, tout le monde m’écoutait !

    E.F. : Pierre m’apparaît être un jeune homme centré sur lui-même et incapable de faire face à ses responsabilités. Au début du film, il délaisse Françoise pour vivre des aventures avec ses copains. Il lui est infidèle à plusieurs reprises durant le voyage et il perd la tête lorsqu’à son retour Françoise lui apprend qu’elle est enceinte. Il l’engueule et disparait dans la ville, mais elle le retrouve chez lui quelque temps après. Elle lui sourit et ils semblent prêts à renouer. Lui a-t-elle pardonné ? S’est-elle fait avorter ?

    D.D. : Elle ne s’est pas fait avorter. Elle a pardonné à Pierre. Le gars fuit ses sentiments. Il quitte avec ses chums et ils font les 400 coups. Ils se battent et se défoulent. Par contre, il y a un moment important où Pierre est seul et on entend une musique moderne électronique. Il y a une petite marguerite et c’est à ce moment qu’il voit son trouble et décide de revenir. Il y a aussi ce portrait de Rembrandt qui semble dire : « Vas-tu te décider mon petit gars ? ». C’est à ce moment que Pierre appelle son père puis Françoise. Il capote lorsqu’il apprend qu’elle est enceinte. Il lui lance des bêtises et s’enfuit dans la nuit, dans la ville. Finalement, il entre dans une église et vit sa crise existentielle. Épuisé, il rentre chez lui. À son réveil, son père lui dit que Françoise est là. Elle est tough. Elle n’a pas peur. Elle est courageuse et va le voir. Elle est capable de lui sourire. Il a fait son chemin et a pris conscience de ses gestes. On imagine qu’ils vont se parler et que ça va être doux.

    E.F. : Les protagonistes masculins sont très agités. Ils se bataillent souvent et semblent plutôt immatures. Au moment de faire ce film, vous étiez sur le point de retourner au pensionnat pour une autre année. J’imagine que vous fréquentiez les garçons surtout l’été. Est-ce le regard que vous portiez sur eux à l’époque ?

    D.D. : C’est possible. Lucien Forget, celui qui joue le personnage de Pierre, étudiait au Collège Roussin qui était situé juste en face du couvent. Il y a en effet beaucoup de tiraillements. Ils se défoulent de cette façon et c’est comme cela que sortent les problèmes. Ce chaos est un peu la façon dont les garçons vivaient leur peur de prendre leurs responsabilités. Ils croient qu’ils sont libres, mais ils sont irresponsables. Tu es toujours responsable de ce que tu fais. Même si tu te sauves, il faut un jour que tu affrontes la réalité, tes actes et que tu sois conséquent avec cela. Je voulais aussi montrer comment les filles étaient fortes et étaient capables de pardonner et d’aller vers l’avant. Je pense que c’est ce que je voulais dire quand j’avais 15 ans.

    E.F. : Pierre court se réfugier dans une église après avoir appris que Françoise est enceinte. Il se remet en question et s’adresse à Dieu pour des réponses. Comment doit-on lire cette scène ?

    D.D. : Il fallait qu’il se refuge quelque part et les portes des églises n’étaient jamais verrouillées à l’époque. C’est le seul endroit où il pouvait aller tard le soir en ville. Je sais qu’il pose la question : « Le silence, est-ce cela Dieu ? » On ne lui donne pas de réponse. Seulement un silence.

    E.F. : Vous avez écrit ce scénario pendant une retraite avec les Sœurs de Marguerite Bourgeoys. Étaient-elles au courant de votre intention de participer à un concours de cinéma amateur armée d’un tel récit ?

    D.D. : Non … non ! Elles n’ont jamais rien su. Elles auraient été scandalisées.

    E.F. : Vous avez donc gagné ce concours avec La Giboulée. Vous avez ensuite été invitée à Images en tête. Vous me disiez y avoir présenté un court métrage de trois minutes.

    D.D. : C’est ça. Il fallait que je fasse un petit film. J’ai donc fait Le Zoizeau. J’ai grimpé dans un arbre – j’avais observé comment les oiseaux bougeaient leur tête – et j’ai bougé ma caméra comme un oiseau bouge sa tête. Le film se termine avec le zoizeau qui s’envole. J’ai fait un zoom vers l’avant et PAF ! … un black-out. Il s’assomme contre un arbre. Ce court métrage était en couleurs avec une musique d’accompagnement.

    E.F. : Le Zoizeau a été réalisé avec l’équipement que l’on vous a prêté après avoir gagné le concours. C’est bien ça ?

    D.D. : Exactement. On m’a prêté de l’équipement pendant un an. Je n’ai jamais rien eu à moi.

    E.F. : Cela vous a ensuite permis de réaliser Veulent, un court métrage tourné en un après-midi sur l’Île-aux-Foins. Le film se présente comme l’étude d’un triangle amoureux. Quel est son propos central ?

    D.D. : C’est l’histoire d’un gars et de deux filles, mais je ne suis pas allée jusqu’au bout avec le texte et la musique. Je ne l’ai pas terminé. Ça aurait eu un sens sinon. On comprend le tiraillement et tu vois qu’à la fin ils s’en vont doucement tous les trois ensembles, apaisés, comme réunis. Ce que je souhaitais démontrer, c’était la difficulté au niveau des rapports humains. Il y a toujours un tiraillement, mais le but dans le fond c’est l’unité. Il devait y avoir une voix-off qui lisait un texte poétique – ça aurait pu être la voix du garçon – expliquant la difficulté des relations humaines. Tout cela sur la musique du « Concerto d’Aranjuez ».

    E.F. : Il y a beaucoup de ruptures dans le cinéma de la Révolution tranquille …

    D.D. : Pour moi c’est le contraire, il faut que les gens se réconcilient, qu’ils se rejoignent. C’est l’âme féminine peut-être.

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    Les Amazones.

    E.F. : Les Amazones diffère des courts métrages énumérés ci-dessus. Pour ce projet, vous avez bénéficié de l’aide de Bernard Béland et de Jean Chabot. Comment avez-vous fait leur connaissance ?

    D.D. : J’ai connu Jean et Bernard en même temps que Roger Frappier. J’ai fait leur connaissance après La Giboulée. Ils sont venus me voir et m’ont demandé si ça me tentait de m’associer à eux. Ils voulaient partir une compagnie de production qui allait s’appeler la Bande des cinés. Ils avaient l’intention d’acheter un petit cinéma sur la rue Saint-Laurent qui devait être le point de départ du projet. J’ai embarqué avec eux.

    Il fallait aussi commencer avec une première production. Chacun de nous a écrit un scénario. Le mien s’intitulait Exceptionnelle Sans Cœur. C’était capoté. C’était l’histoire d’une fille dont l’animal de compagnie était un serpent. Elle rencontrait un gars qui s’appelait Sans Cœur. Elle s’appelait Exceptionnelle. Ça allait loin dans la symbolique. Finalement, nous avons choisi le scénario de Bernard.

    Pour acheter le cinéma, chacun de nous devait investir 5000$. Ils étaient tous dans la vingtaine et j’avais 16 ans. Je ne pouvais pas trouver cet argent. Ils m’ont proposé de voir avec ma famille, mais nous n’étions pas riches. Ils m’ont exclue parce que je n’ai pas trouvé le 5000$, mais finalement Roger a quitté pour l’Angleterre alors tout ça a pris fin. Il n’y a finalement pas eu de Bande des cinés. C’est donc là que j’ai connu Bernard et Jean.

    E.F. : Les Amazones est un court métrage expérimental et humoristique. Le film suit un groupe de filles qui part à l’aventure au Parc Belmont et dans les Laurentides. Quelques scènes intérieures montrent ces filles en train de festoyer avec des garçons. Le tout se présente comme le flashback d’un été qui vient de se terminer. La bande-son non narrative est constituée de bruits divers, d’extraits musicaux et de jacassements moqueurs. Quels souvenirs avez-vous de ce court métrage ?

    D.D. : J’ai complété Les Amazones durant l’été de 1966. Nous avons filmé tout ça durant un weekend. Je voulais montrer que c’était possible pour une gang de filles de s’amuser ensemble, d’être heureuses et d’avoir du plaisir, qu’une fille n’a pas besoin d’être seule avec un gars pour être bien. Et oui, nous faisions beaucoup d’autodérision. Nous pouvions rire de nous-mêmes. On se moquait de soi dans cette gang, ma gang de filles à l’époque. C’est nous qui avons fait le bruitage, les voix et les sons. C’était un party de filles ! Au début des années soixante, on ne montrait pas les filles en expédition de camping ou en train de faire les clowns ensemble. On sortait de l’image de la femme soumise. Nous voulions montrer des femmes libres qui s’amusent.

    E.F. : Vous devez m’expliquer la fin de ce court métrage.

    D.D. : C’est ma petite sœur Anne-Marie ! Je ne me souviens plus pourquoi, mais Les Amazones se conclut avec des images de La Vie heureuse de mademoiselle A … un des films que j’ai égaré.

    E.F. : Avez-vous projeté ces films devant un public ?

    D.D. : La Giboulée a été présenté au Patriote et Le Zoizeau à été diffusé à Images en tête. Je n’ai jamais montré les autres films. Je n’avais pas d’équipement alors je ne pouvais pas les projeter une fois terminés. Et je n’étais pas dans le circuit. C’est la première fois aujourd’hui que je les revois.

    E.F. : Pourquoi avez-vous abandonné votre rêve de percer dans le milieu du cinéma professionnel ?

    D.D. : J’étais libre à 15 et à 16 ans, mais tout a changé à partir de 17 ans. Si je n’avais pas eu des problèmes avec ma famille, si mes parents avaient continué à me soutenir et à me laisser ma liberté totale et à me faire confiance, je ne serais pas partie dans l’Ouest. Je n’aurais pas fugué de la maison. J’aurais peut-être persévéré et continué à faire mon chemin dans le cinéma. À 17 ans, je suis partie sur le pouce et je me suis retrouvée en Colombie Britannique. Je n’avais pas de caméra alors je n’ai pas pu documenter mon voyage. Je suis ensuite allée vivre à New York pendant quelques mois. À mon retour, j’ai rencontré [le saxophoniste] Jean Préfontaine que j’avais vu déjà sur la scène de l’Osstidcho. À partir de ce moment, Jean et moi on ne s’est pas quitté pendant des années. Je suis partie avec lui et le Jazz libre du Québec.

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  • DOSSIER
    Février 2013

    Le personnage de cinéma : 
    entre masque, transfert et vérité historique


    Par Eckra Lath Toppé, Université de Bouaké (Côte d'Ivoire)

     

    Le théâtre, depuis l’Antiquité, a vu défiler toutes sortes de personnages. Certains ont laissé leurs empreintes dans les consciences des spectateurs, d’autres ont connu l’existence d’une étoile filante ; d’autres encore, pour les moins chanceux, n’ont été que l’ombre d’eux-mêmes. Pour ceux qui ont marqué les esprits, ce fut la consécration historique, les autres s’en sont allés incognito, comme ils sont apparus, le temps d’une représentation.

    Au-delà de l’histoire, et peut-être essentiellement, à cause de l’histoire, on cherche très souvent à identifier (ou à s’identifier à) un personnage. Pour cela, il est fait appel à un certain nombre d’éléments indispensables permettant cette identification. Globalement la question du personnage s’échafaude autour de deux axes d’ordre psychologique, historique et sociologique d’une part et une dimension extérieure (1) d’autre part. La conception du personnage se fait selon une approche comportementaliste (2); de ce fait, il faut avoir recours à des éléments tels que l’identité, le physique, le caractère, le rôle, le discours et le schéma actantiel qui concourent à l’étude du personnage. (3)

    Par ailleurs, de manière récurrente, la question de l’identité du personnage est évoquée. Qu’il soit issu du théâtre, du roman ou du cinéma, il fait l’objet d’interrogations diverses qui cherchent à percer à jour son univers mythologique. L’approche consiste le plus souvent à se lancer sur le chemin de ses origines, de son évolution au fil des siècles et de sa conception dans les différents supports de narration.

    L’analyse, ici, est de revenir un tant soi peu sur la question du personnage en général, de s’interroger particulièrement sur le personnage de cinéma : sa relation avec le récit, son rapport avec l’auteur, l’acteur pour déceler éventuellement une confusion entre ces protagonistes et les incidences probables pour la restitution de la vérité historique.

    La question du personnage

    Qu’il soit issu du théâtre, du roman ou du cinéma, le personnage semble être conçu dans un même moule : celui d’être formé pour jouer un rôle, pour prêter sa carapace aux fantasmes de son auteur. Mais au fil de son évolution dans l’univers qui l’a vu naître, la perception ou du moins la définition du terme ‘personnage’ varie selon son auteur, son ‘’géniteur’’. En fait, la définition du personnage prend forme selon la vision de l’auteur. Compte tenu de cette diversité de définition et/ou de perception, on a plusieurs types de personnages ; ce qui fait parler de tendances. (4) La première tendance est celle où le personnage joue à un jeu réaliste : c’est la méthode Stanislavski, où l’acteur produit un jeu réaliste, naturel pour « faire croire au spectateur que ce qu’il voit est (au plus proche de) la réalité ». (5)

    Il y a également ce qu’il est convenu d’appeler le personnage-cliché, un personnage incapable de muer et de s’adapter aux exigences nouvelles de la pensée. Ces clichés sont inscrits dans l’esprit du public, du metteur en scène et aussi dans celui de l’acteur. 6 Ainsi, au théâtre par exemple existe-t-il des rôles sans cesse repris et « nourris par une tradition théâtrale qui prend ses racines dans un patrimoine culturel ancestral». (7) Ces rôles préétablis se focalisent le plus souvent sur des caractéristiques physiques ou psychologiques. De ce fait, il serait mal vu qu’un « petit acteur malingre interprète l’incroyable Hulk ou qu’une jeune première ne soit pas jolie, docile et romantique ». (8)

    Il existe en outre un autre type de personnage qui n’est que le porte-voix de l’auteur. Ce personnage n’existe que comme messager, il n’est pas chargé historiquement tel que nous venons de le voir. Ce type de personnage est visible dans le théâtre de Bertold Brecht où « le personnage sert le propos du texte et non ce dernier. Il y a personnage, mais celui-ci est indiqué : on joue à jouer un chinois, on indique que l’on joue un marchand … l’acteur sert à raconter une histoire, il ne veut pas faire croire qu’il est un personnage, il le présente. Le metteur en scène, via l’acteur, va se servir ici des outils du théâtre (dont le personnage) pour faire passer le message qu’il a à dispenser … il y a distanciation entre l’acteur et son personnage ainsi qu’entre les personnages et le spectateur (…) » (9)

    Par ailleurs ; à l’opposé de la distanciation proposée par Brecht, il existe des acteurs schizophrènes tant ils sont imprégnés par leur personnage. (10)

    La difficulté d’avoir une définition unanime sur le terme ‘’ personnage’’ tient pour l’essentiel à son caractère équivoque, à son ambivalence même. L’origine du terme édifie davantage sur son ambivalence. Issu du Latin persona, la personne désigne le ‘’masque de théâtre’’. Etymologiquement, la personne est un masque et son dérivé lexical qui est ‘’personnage’’ (11) n’en signifie pas moins. Le terme personnage est donc frappé d’une ambiguïté congénitale et ce caractère ambivalent induit sa propre contradiction ; ce qui lui confère donc une origine paradoxale.

    Comme pronom indéfini, le terme équivaut à ‘’rien’’, ‘’néant’’, en Allemand on dira ‘’niemand’’. Des phrases telles que : « il n’y a personne » ou encore « personne n’est encore arrivé » sont légion et sont une illustration du fait que le terme renvoie très souvent à ‘‘ce qui n’est pas’’. En tant que nom, il signifie, au contraire, ‘’beaucoup’’, il est chargé positivement et son dérivé ‘’personnalité’’ est souventes fois substitué par ‘’importance’’. Ici, le terme est une affirmation, une présence, un existant, un ‘’étant’’. ‘’Je suis une personne’’ ne signifie pas moins que ‘’je ne suis pas un animal’’ encore moins ‘’rien’’. C’est la volonté d’affirmation, d’être qui confère au terme sa particularité dans ce cas-ci. Le sens parfois et justement accordé au dérivé lexical de ‘’personnalité’’ qui signifie ‘’personne connue ou influente’’ (12) n’en est que pure confirmation. En somme, le terme ‘’personne’’ est ‘’rien’’ et ‘’tout’’ à la fois. Son dérivé lexical personnage peut-il signifier moins ?

    Au théâtre, à l’origine, les acteurs portaient des masques faciaux (le masque tragique des Latins : persona) (13) qui avait une signification funéraire (14) et plus tard, dans le (théâtre traditionnel nippon), les faces des acteurs étaient recouverts d’un fard. (15) Le personnage de théâtre est donc une « non-personne », (16) c’est personne, il n’existe pas ou du moins, il n’est que la manifestation physique, le temps de la représentation, d’un être invisible, d’un fantôme, d’un esprit, d’un rêve tout simplement ; c’est un prêteur d’espace corporel destiné à donner naissance, à donner vie, à conférer de la matérialité aux désirs d’un auteur. C’est pour cette raison que « monter sur les planches, c’est à l’origine tout le contraire que ‘se donner en spectacle’ : s’absenter, effacer sa personne au profit d’un personnage avec lequel l’acteur n’a en principe nulle accointance ». (17)

    Que se passe-t-il lorsqu’un acteur abandonne le masque conventionnel ? En principe rien, puisqu’avec ou sans masque l’acteur est appelé à jouer un rôle qui n’est pas le sien. Avec le masque, on peut s’aventurer à dire que l’acteur perd doublement sa personnalité. Avec ou sans le masque, il va toujours se poser la question de l’identité du personnage.

    En Grec ancien, l’acteur se disait hypocritès, c’est donc une personne qui présente une opinion qu’il n’a pas en réalité. La condamnation théologique du théâtre était due à la sémantique imposée par l’histoire de la langue. Ce qui est en jeu ici, c’est la question de l’authenticité, et la tentation est trop forte de ne pas s’interroger sur une éventuelle félonie de l’acteur vis-à-vis des valeurs sociales communément admises. Dans Kean, revisitée par Jean-Paul Sartre, les propos du protagoniste à une admiratrice apportent de l’eau au moulin des pourfendeurs du théâtre :

    Au couvent, mademoiselle, au couvent ! Donnez vos vertus au bon dieu, le public n’en a que faire. On ne joue pas pour gagner sa vie. On joue pour mentir, se mentir, pour être ce qu’on ne peut pas être et parce qu’on en a assez d’être ce qu’on est. On joue pour ne pas se connaître et parce qu’on se connaît trop. On joue les héros parce qu’on est lâche et les saints parce qu’on est méchant ; on joue les assassins parce qu’on meurt d’envie de tuer son prochain, on joue parce qu’on est menteur de naissance. On joue parce qu’on aime la vérité et qu’on la déteste. On joue parce qu’on deviendrait fou si l’on ne jouait pas. Est-ce que je sais, moi, quand je joue ? Est-ce qu’il y a un moment où je cesse de jouer ? (II,3) (18)

    L’hypocrisie supposée ou réelle de l’acteur provoque sa condamnation au sein même de la société. Dès lors, il est question de ‘’bon rôle’’ et de ‘’mauvais rôle’’. Compte tenu de ces acteurs ‘’bons’’ et ‘’mauvais’’, il n’est pas rare que des acteurs refusent certains rôles au motif qu’ils nuiraient à leur image de marque. Par ailleurs, si l’on admet que l’acteur est un hypocrite parce qu’il se ‘’démasquerait’’ à travers le rôle qu’il joue, alors on fait une erreur de jugement quand on les condamne, puisque le propre de l’hypocrite, c’est de dissimuler, sous un air de bonté, ses aspects les plus abjects, les plus condamnables selon les lois de la société. Alors question : qui du ‘’bon’’ ou du ‘’méchant’’ doit-on mettre aux bûchers ? Certainement pas le ‘’méchant’’, qui par ‘’hypocrisie’’ se trouve dans l’obligation d’apparaître autrement. Est-ce le ‘’bon’’ qui, poussé par l’auteur, met sous l’éteignoir son aspect le plus hideux ?

    La naïveté de l’interprétation populaire semble inverser la réaction qui devait se produire vis-à-vis du ‘’bon’’ et du ‘’méchant’’. C’est pour cela que « la sensibilité naïve et populaire ne peut s’empêcher d’identifier le personnage à la personne : lors de la représentation des Mystères médiévaux, le public des fidèles faisait parfois un mauvais sort à l’acteur incarnant Judas, tandis qu’il n’était pas rare que l’acteur jouant le rôle du Christ (…) tourne tout de bon au saint homme ». (19) De telles réactions confortent dans l’idée que l’identité du personnage est mal perçue par le public qui fait face à une impossibilité de démarcation entre la personne et le personnage. Par ailleurs, le personnage de théâtre est-il le même qu’au cinéma ?

    Qu’est-ce qu’un personnage de cinéma ?

    La question paraît naïve tant sa réponse devait être sue, du moins si on se réfère à ce qui vient d’être écrit. Mais, des fois, la naïveté est salutaire tant qu’elle évite de tomber dans des généralités absurdes et des comparaisons absurdes. On devait donc répondre qu’un personnage de cinéma est un acteur de cinéma. Cette réponse lapidaire n’est pas fausse, mais elle n’est pas suffisante. L’histoire nous démontre, très souvent, que le caractère primitif d’une chose peut laisser place à autre chose quand on fait un bond dans le temps. Après tout un acteur de cinéma n’est-il pas un acteur à qui il est demandé de jouer un rôle devant une caméra ?

    La problématique de l’identité du personnage de théâtre se pose aussi au cinéma qui n’est d’ailleurs qu’un dérivé du premier, avec quelques variantes dues essentiellement aux techniques de travail respectives. Tout comme au théâtre, il faut étudier le personnage de cinéma à travers un certain nombre d’éléments tels que l’identité, le caractère, le rôle, le discours et le schéma actantiel. (20) Tout comme au théâtre, le cinéma est un art de la représentation et le rôle assigné à un acteur de cinéma est parfois très comparable à celui de théâtre. Dans le but de produire un effet de réalité sur le spectateur, l’acteur de cinéma produit aussi un jeu réaliste en fonction des injonctions du texte ou selon les exigences de la situation car « le personnage, c’est l’acteur dans les circonstances du texte et/ou de la situation proposée ». (21) Les clichés sont l’une des difficultés auxquelles doit parfois faire face un acteur. Et au fil des films, au cours du déroulement de l’histoire du cinéma, ces clichés ont abouti à la création, du moins, à la fabrication d’un certain type de personnage dont le rôle consiste essentiellement à des imitations parfois ridicules et dont les actes obéissent à un rituel. Des rôles tels que Spiderman, Batman, le prince, la princesse, etc. obéissent à des préjugés et sont impatiemment attendus par le spectateur qui n’attend que l’exécution du rite. Cette pétrification du personnage enlève à l’acteur la possibilité d’imprégnation du rôle parce que ce dernier doit être le « résultat de la façon unique et particulière qu’a l’acteur (grâce à son vécu), d’interpréter les circonstances que le texte/metteur en scène lui propose. Un même personnage donnera donc des résultats différents suivant que tel ou tel acteur l’interprétera à tel ou tel moment ». (22)

    L’immuabilité du personnage-cliché enlève donc à ce personnage son caractère historique. Le cinéma aussi fait de l’acteur un être qui se transporte dans un autre, qui se prend pour un autre ; jamais tout à fait lui-même, jamais tout à fait un autre ; son identité est soumise au va-et-vient incessant entre lui-même et le rôle à incarner. La schizophrénie de l’acteur, le dédoublement de sa personnalité est évoquée avec amertume par un acteur :

    Oh métier maudit …où aucune sensation ne nous appartient, où nous ne sommes ni maître de notre joie, ni de notre douleur … où le cœur brisé il faut jouer Falstaff ; où, le cœur joyeux, il faut jouer Hamlet ! Toujours un masque, jamais un visage (IV, 7). (23)

    Le personnage est celui qui fait vivre l’histoire d’une manière ou d’une autre. Sa prestation devant l’écran est l’élément provocateur ou non des vibrations sensorielles chez le spectateur au-delà même du scénario ou de l’histoire racontée car :

    Il est celui par lequel le spectateur peut se sentir concerné et accepter l’arbitraire du récit, sorte de produit d’appel en quelques sorte (…) Tout ne sera ensuite que nuance, dans ce schéma dominant, selon qu’on laisse plus ou moins d’espace, de latitude au personnage pour exprimer des stratagèmes, des caractéristiques singulières, des conflits intérieurs, des contradictions voire même, dans des cas beaucoup plus rares, son inconscient. (24)

    A ce propos, parmi les personnages de cinéma, la figure du héros (ou du personnage principal) est celle qui captive le plus souvent l’attention du grand public parce qu’on fait une sorte de projection de l’identité du héros sur sa propre personne. Il convient donc de s’intéresser à lui pour voir la place qu’il occupe désormais dans les réalisations cinématographiques.

    La figure du héros : déclin et renaissance

    Le cinéma devient le champ privilégié de l’épique en supplantant la littérature et la pantomime grâce à des caractéristiques telles que la mise en image, le mouvement, le son, le rythme, la tension et l’action. 25 Ces caractéristiques propres au cinéma font très souvent du héros un personnage titulaire de supers pouvoirs. La position prépondérante accordée aux héros est perceptible à travers des Westerns et de films tels que Spiderman, Robocop, Spiderman, Batman et autres, aux pouvoirs surhumains, à la limite divins. On assiste à une réactualisation de la figure héroïque dans la plupart des réalisations hollywoodiennes :

    Le dernier élément, sans doute le moins visible, qui motive et nourrit ce processus de réactualisation par le cinéma de la figure héroïque, est d’ordre historique. Il tient à la fonction attribuée à Hollywood jusqu’à la fin des années soixante (le Vietnam) par une société entière de porter le mythe fondateur de la nation américaine. Ainsi, dans cette logique de fabrication mythologique incessante, tout écrit fondateur devient bon à prendre pourvu qu’il constitue métaphore, écho, transposition d’une histoire rêvée d’une Amérique dont, par ailleurs, le Western se chargera de raconter les moments de gloire rêvés collectivement, les combats, les défaites, les conquêtes et les héros. (26)

    Le cinéma hollywoodien regorgerait donc de figures héroïques là où la plupart des films européens semblent avoir tourné la page de la fabrication mythologique parce qu’ayant dépassé depuis longtemps le stade de nation en formation. Le phénomène de réactualisation de la figure du héros dans le cinéma américain a pu se réaliser avec l’harmonie entre l’industrie et « l’attente d’un peuple dont l’Histoire s’avère bien courte au regard de la vieille Europe » (27) qui considère comme obsolète un certain nombre de valeurs. La réactualisation du Cid (récit épique du XVIe siècle) de Corneille par Anthony Mann en 1961 suit donc cette tendance, car elle est la remise à jour d’un héros mythique, figure fondatrice de l’Espagne.

    Le cinéma européen semble avoir abandonné depuis longtemps la figure héroïque au profit de figures beaucoup plus modestes. L’un des plus célèbres cinéastes allemands semble lui aussi s’être détourné de la mise en exergue de la figure héroïque : il s’agit de Rainer Werner Fassbinder dont la plupart des personnages brisent la logique de fabrication mythologique. En effet, chez Fassbinder on ne peut pas parler de héros doté de puissants pouvoirs, mais de personnages dont la force de caractère a une influence sur l’Histoire, comme les héros mythiques. Relativement à l’histoire, Fassbinder a fait de nombreux films sur le nazisme. L’on est donc en droit de s’attendre à voir le Führer en scène proclamant sa politique et ses théories. Aussi étonnante que cela puisse paraître, on assiste à une absence totale de la figure d’Hitler dans les films qui pourtant exposent clairement ses théories.

    Cette option paradoxale ne signifie nullement l’absence d’Hitler dans les réalisations de Fassbinder, au contraire, Fassbinder a jeté son dévolu sur les partisans, les suppos, les collabos de ce dernier. Ici, il s’agit de briser le mythe du ‘’héros’’ pour un retour à la simplicité humaine, à une réalité beaucoup plus accessible à travers l’individu rencontré quotidiennement. Fassbinder semble donc s’inscrire dans la logique de la conception européenne du héros, c’est-à-dire l’effacement de la figure héroïque, contrairement aux réalisateurs hollywoodiens qui raffolent de cette figure pour des raisons historiques.

    Dans L’Esthétique, Hegel donne les raisons du déclin de la figure héroïque. Pour lui, l’époque héroïque a laissé place à l’Etat en face duquel l’individu est un élément secondaire, dépourvu de « toute substantialité propre ». (28) La position du philosophe allemand est que le passage du Moyen-âge au Modernisme a provoqué un basculement qui consacre désormais le règne de la loi, nous sommes donc dans « un monde où la vie de l’individu est régentée par la loi ». (29)

    Tout comme la figure héroïque, le personnage historique principal semble disparaître dans les films de certains cinéastes tels que Fassbinder. On assiste à son délaissement au profit de personnages périphériques qui constituent une sorte de fragmentation du personnage principal. Mais quel lien y a-t-il entre l’auteur, son personnage et l’acteur ?

    Auteur, personnage et acteur : impossible séparation – possible fragmentation

    Le cinéma est le premier média du XXe siècle, car dans l’univers du cinéma le monde se reflète autour et en nous de manière fascinante, effrayante, instructive ou banale. (30) Ce pouvoir du cinéma fait du personnage un puissant messager pour la société. Il apparaît alors impossible de denier à l’acteur cette qualité d’autant plus qu’il est le canal de propagation du message. Il serait encore plus dommage de méconnaître celui qui, dans sa folie créatrice fait surgir de son imagination ses rêves et ses fantasmes : l’auteur.

    Le personnage est donc la jonction entre l’auteur et l’acteur, c’est lui qui, par ses actions, permet de reconstituer, de remonter à l’origine de la création ; il permet également d’évoluer vers la fin imaginée par son géniteur à travers l’acteur. Autrement dit, ce trio forme un tout, un triangle au centre duquel éclate la splendeur de la réalité voulue par l’auteur.

    Quand l’auteur et/ou l’acteur se confond(ent) au personnage

    Lorsqu’un auteur ou un scénariste élabore un film, il a une nette idée de son message et du mode sur lequel ce message doit être perçu par le spectateur. Il échafaude à cet effet des plans qui vont accompagner son message. A la suite de ce processus, il est alors demandé à un acteur de jouer ce personnage. Des spécialistes donnent de la profondeur et de la carapace au personnage au travers du gestuel, de la parole, etc. Le personnage du film est donc le point de vérité entre l’auteur ou le scénariste et l’acteur, c’est l’élément chimique, fruit de la confrontation entre l’ordonnateur et l’exécuteur. Le personnage, tel que joué devant la caméra, est le fruit d’une identité nouvelle issue de la fusion entre l’auteur et l’acteur. L’auteur ou le scénariste se sépare en quelque sorte d’une partie de lui-même dans le processus de création, il donne ainsi vie à une identité nouvelle à laquelle l’acteur vient à son tour greffer une partie de sa propre identité. Ce processus chimique a lieu quelque soit le type de personnage ; c’est-à-dire qu’il soit un acteur schizophrène ou qu’il y ait distanciation entre l’acteur et le personnage.

    Relativement à cela, il est intéressant de voir comment Fassbinder présente certains de ses personnages et quelle est son attitude vis-à-vis d’eux. Chez Fassbinder en effet, le personnage de cinéma fait partie intégrante de son univers. C’est un élément-clé du décodage de sa vision de la vie. Pour cette raison, il perçoit le cinéma comme l’élément providentiel détenteur de la solution des blocages ou des imperfections. Sa position vis-à-vis de ce média en est une illustration :

    Le cinéma, pour Fassbinder, n’est pas placé au-dessus de la vie, comme il peut l’être pour Alfred Hitchcock ou pour Jean-Luc Godard, et la vie n’est pas non plus au-dessus du cinéma, comme c’est le cas pour Jean-Marie Straub ou pour Samuel Fuller. En un sens, le cinéma est là pour réaliser ce qui dans la vie fait défaut ou n’a pu advenir, pour que se réalisent des désirs, pour forcer le destin ou, plus simplement, à d’autres moments, pour chasser des idées morbides, relancer la machine, revitaliser la vie, à la façon d’un dopant ou d’un antidépresseur (L’Année des treize lunesLe Rôti de Satan). Si toute la vie s’est organisée à un moment, et très tôt, pour accéder à la mise en scène de cinéma, le cinéma de son côté semble n’avoir été qu’un moyen pour atteindre ce qui, antérieurement, avait fait défaut, avait été manqué dans la vie. (31)

    Une telle vision du cinéma par Fassbinder accorde une certaine puissance à des éléments constitutifs du film tels que le scénario, l’histoire du personnage. Fassbinder avait une relation avec le dernier élément qui conduisait très souvent à une confusion.

    Dans toute son œuvre, il y a un personnage qui à lui tout seul renferme son univers mythologique: c’est ‘’Franz’’ (32) dont l’appropriation par Fassbinder est frappante et mérite qu’on s’y attarde. Chez Fassbinder, cette appropriation induit l’effacement des limites entre l’auteur et le personnage au point de ne plus pouvoir faire la distinction entre l’être et le personnage. Fusion et confusion semblent être les réactions de la rencontre entre Fassbinder et le personnage ‘’Franz’’. Seul ou combiné avec d’autres noms tels que Walsch ou Biberkopf ou encore apparaissant sous d’autres noms, Franz résume la vie de Fassbinder.

    Sur le plan formel, Fassbinder a signé plusieurs de ses films sous le pseudonyme de Franz Walsch. (33) Cette tendance n’est pas fortuite, car elle répond au souci de ressentir le personnage, de s’imprégner de son histoire ; ce qui correspond à l’accomplissement complet d’un processus d’identification. Cette dénomination n’est que le résultat d’un premier processus réalisé sur le plan psychologique. Evoquant de l’effet du roman d’Alfred Döblin sur sa personne, Fassbinder confirme l’origine du personnage Franz, ainsi que l’influence de ce dernier sur sa personne:

    Ma vie même, sinon en totalité du moins en partie ; et pour une part essentielle, se serait déroulée autrement – souriez si vous voulez – qu’elle ne s’est déroulée avec Berlin Alexanderplatz de Döblin dans la tête, dans la chair, dans le corps tout entier, dans l’âme. 
    A la deuxième lecture, j’ai découvert, au fil des pages, avec étonnement d’abord, puis avec angoisse, et, finalement, un si grand trouble que j’ai dû fermer les yeux et me boucher les oreilles, c’est-à-dire refouler, qu’une énorme partie de moi-même, de mes comportements, de mes réactions, que beaucoup de ce que je croyais être moi-même, n’était rien d’autre que ce qui est écrit par Döblin dans Berlin Alexanderplatz. Inconsciemment j’avais fait, de l’imaginaire de Döblin, ma vie… 
    A un moment – la raison était qu’on faisait un livre sur moi – j’ai vu tous mes films pendant trois jours d’affilée. De nouveau (cette fois ça m’a tout simplement sidéré), j’ai constat’ que mes travaux citaient Berlin Alexanderplatz bien plus que je ne l’avais supposé – le plus souvent inconsciemment… 
    Alors j’ai relu le livre. Bien de choses me sont devenues plus claires, des choses décisives, mais l’essentiel a été de reconnaître, d’admettre qu’un roman, une œuvre d’art, avait décidé du cours de ma vie. (34)

    Un coup d’œil sur les fiches techniques et la lecture des résumés des films de Fassbinder laissent clairement apparaître l’influence subie par ce dernier à la suite de sa lecture du roman de Döblin dont le personnage principal apparaît huit fois (35) dans les films de Fassbinder. Outre la présence remarquée du personnage dans les films, il importe de relever le fait qu’une douzaine de ses films a été montée sous le pseudonyme de Franz Walsch ; un seul film (Roulette Chinoise) a été monté sous son véritable nom. Par ailleurs, il faut noter la correspondance révélatrice entre les initiales du pseudonyme (Franz Walsch) et deux de celles du cinéaste Rainer Werner Fassbinder).

    La combinaison des éléments énumérés plus haut, c’est-à-dire la présence massive du personnage, l’utilisation de son nom comme pseudonyme et la correspondance des initiales finit par convaincre de l’appropriation définitive par Fassbinder de ce personnage ; d’autant plus que d’un film à un autre, ses traits correspondent dans une large mesure à ceux de l’auteur lui-même. On est alors en présence d’un cas d’indistinction, de confusion entre un être et un masque, entre une personne et un personnage. Fassbinder a même incarné le personnage trois fois, notamment dans L’Amour est plus froid que la mortLe Soldat américainet Le Droit du plus fort. Cette confusion est évoquée par Lardeau en ces termes :

    Si le bourreau et la victime, le maître et l’esclave, le sadique et le masochiste s’affrontent au sein d’une même personnalité, celle du metteur en scène, chaque pôle tend en général à exister sous une forme séparée et adverse dans l’œuvre. Il y aura des Franz Walsch dominés à vocation de victime version Franz Biberkopf – de Droit du plus fort à La Troisième Génération, et des Franz Walsch dominateurs , maîtres et bourreaux, au destin de criminel, version Reinhold – de L’Amour est plus froid que la mort à Querelle. (36)

    L’état d’indistinction et de confusion fut à maintes reprises utilisée par Fassbinder. Après s’être lui-même glissé dans la peau du personnage, il expérimente cette tendance avec ses comédiens. Dans nombre de ses films, il n’a pas hésité à mêler l’identité de l’acteur à celui du personnage. A titre illustratif, il convient de citer quelques-uns desdits films. Dans Le BoucPeter Moland se prénomme Peter ; dans Le Marchand des quatre saisons Hans Hirschmüller s’appelle Hans et Michael König est Michel dans  Rio das Mortes; l’actrice Barbara Valentin s’appelle Barbara dans Tous les autres s’appellent Ali, tandis que dans Whity Katherine est le personnage de l’actrice Katrin Schaake.

    En outre, il est aussi arrivé que l’acteur porte son nom plus d’une fois à l’écran. C’est le cas de Günther Kaufmann qui s’est prénommé Günther dans Rio das Mortes et Les dieux de la peste et de l’actrice Hanna Schygulla qui a porté son nom trois fois (dans Rio das MortesWhityet Prenez garde à la sainte putain). Il est aussi arrivé qu’un grand nombre d’acteurs portent leur propre prénom dans un même film. C’est le cas de Marian Seidowski, de Günther Kaufmann, de Margarethe von Trotta et de Carla Aulaulu dans Les dieux de la peste. Quant à Eddie Constantine, il a porté la totalité de son nom dans Prenez garde à la sainte putain.

    Comment s’explique l’attitude de Fassbinder consistant à maintenir la réalité patronymique des acteurs dans les films ? Fassbinder donne la réponse à cette interrogation en affirmant que cette attitude est liée à celle qu’il a en réalité avec les acteurs. (37) C’est donc une transposition à l’écran de la réalité de sa relation avec les acteurs. Dans ce cas-ci, il est également question d’indistinction entre l’être (l’acteur) et le masque (le personnage). La confusion entretenue par Fassbinder entre lui-même en tant qu’auteur et acteur et son personnage d’une part, et entre ses acteurs et leurs personnages d’autre part, convainc d’une certaine intangibilité entre ces deux entités. Par ailleurs, Fassbinder avait une autre vision de ce que peut être un personnage : celle d’une entité sujette à une fragmentation.

    La fragmentation du personnage de cinéma

    Au cinéma, il est possible de réduire en fragments un personnage, c’est-à-dire de le ‘’morceler’’ en plusieurs personnages. Cette tendance peut s’observer chez Fassbinder à propos du personnage d’Hitler. Il faut noter que le nazisme a été beaucoup abordé par Fassbinder dont l’interrogation permanente est relative à la naissance de la démocratie en Allemagne, une naissance résultant d’un traumatisme originel : le fascisme et la guerre. (38)

    Les raisons de la domination de son œuvre pendant les décennies soixante et soixante-dix s’expliquent par la pertinence de l’objet de ses interrogations d’autant plus qu’il y a un lien congénital réciproque entre ses films et l’histoire de la RFA. (39) Relativement donc à cette histoire, la période hitlérienne a été beaucoup traitée. Le plus naturellement possible, on devait s’attendre à voir dans ses films le personnage d’Hitler, mais il en est autrement avec Fassbinder chez qui le personnage d’Hitler n’est nullement visible. Mais cette absence n’est nullement significative de l’absence d’Hitler et de ses théories. A ce sujet, Fassbinder se démarque d’un autre cinéaste allemand, Hans-Jürgen Syberberg, qui pourtant a le même point de vue relativement à l’attitude des Allemands vis-à-vis du nazisme. La conformité du point de vue de ces deux cinéastes est relative au fait que l’Allemagne n’a pas fait son deuil du nazisme parce qu’elle s’est imposée une autocensure en n’analysant pas son passé.

    Là où les deux cinéastes se séparent, c’est au niveau du choix des personnages chargés de raconter le nazisme. A ce sujet, la pertinence des propos de Yann Lardeau mérite d’être relevée :

    Syberberg filme le nazisme à travers ses acteurs, à travers Hitler, Goebbels, Himmels, Goering, Eva Braun et consorts, à travers son cérémonial en décomposition. Dans les couloirs privés du Berghof. Il met en scène le désir du fascisme des Allemands sous la forme incarnée, projetée. Fassbinder, lui, filme la haine, le ressentiment, l’envie, la médiocrité […] Il filme le fascisme à travers des gens ordinaires, des gens de la rue, dont la lâcheté consiste essentiellement dans leur refus, complice par omission, de faire de la politique. Il filme à l’opposé de Syberberg, non dans l’aura de sa sphère dirigeante mais dans les régions obscures, mouvantes, glauques de sa masse. Non pas à travers les yeux d’Eva Braun, mais à travers ceux de Maria Braun. Dans la rue (Despair), dans les bureaux et ateliers (La Femme du chef de gare), dans les casernes (Pionniers à Ingolstadt), dans la plèbe (Berlin Alexanderplatz). (40)

    Cette vision du personnage d’Hitler chez les deux cinéastes allemands introduit une nouvelle conception du personnage, du moins en ce qui concerne Fassbinder. Désormais, la figure de la personne concernée n’est plus systématiquement présente. On assiste dès lors à un morcellement du personnage en plusieurs entités. Dans le cas de Fassbinder, on a plus le personnage d’Hitler, mais des ‘Hitler’ multiples qui, mis ensemble, reconstituent Hitler. Le tout, l’ensemble du départ est fractionné, fragmenté et mis en scène pour l’histoire. Ces fragments, une fois reconstitués, constituent un schéma fusionnel dont le résultat est Hitler.

    A titre illustratif, des films tels que DespairBerlinAlexanderplatzLili Marleen mettent en scène des citoyens ordinaires chargés de propager les idées du Führer. Ce dernier est absent par son personnage, mais il n’en demeure pas moins présent ; car tout partisan, tout défenseur de l’opinion d’un leader est un leader par procuration. A ce sujet, Fassbinder a mis en exergue l’individu ordinaire par rapport au leader d’opinions dans la narration de quelques faits du régime nazi. Dans ses films, l’histoire du nazisme est toujours présenté par l’intermédiaire de petites gens telles que les épiciers, les collègues de travail, les ménagères, les voisins, les commerçants, les employé de bureaux, les secrétaires, etc.

    Dans ces trois films qui traitent de « l’histoire du refoulement de l’adhésion massive des allemands au fascisme », (41) la propagande nazie n’est pas le fait de gens du pouvoir ni de personnes appartenant au sérail du pouvoir, ce sont des personnes apolitiques. Franz Biberkopf (Berlin Alexanderplatz) est le personnage-symbole de la pénétration progressive du nazisme dans l’opinion publique. Transfuge du parti communiste, chômeur et fraîchement sorti de prison, il se met à propager des idées nazies pour de l’argent, en vendant des revues nazies. L’action de Lili Marleen se déroule du début à la fin de la Seconde Guerre mondiale : Willie Buntenberg, chanteuse de cabaret pendant le règne d’Hitler, se caractérise par son inconscience politique, en contribuant à la propagation du nazisme avec son disque à succès ’Lili Marleen’ galvanisant les troupes nazies sur le front de guerre.

    L’absence du personnage du Führer dans les films dont le propos est de relater des faits de la période nazie n’est pas un hasard si on fait référence aux films de cette période. Sous le Troisième Reich, il n’y a eu aucun film sur Hitler (alors que dans la même période il en a eu sur Staline en U.R.S.S.) et la grande majorité des films de cette époque mettaient en scène des gens de la vie quotidienne. (42)

    Une telle attitude des responsables nazis répondait au souci de ne point idéaliser la figure d’Hitler afin d’éviter que le public s’y identifie. Ce choix des personnages ordinaires avait pour avantage de faire en sorte que les spectateurs s’approprient et assimilent facilement le personnage et son message tout en feignant ne rien savoir de la politique pratiquée.

    Au cinéma, il est tout à fait possible qu’il y ait confusion entre l’auteur et le personnage ou entre l’acteur et le personnage. On parle alors de schizophrénie de l’acteur parce qu’il y a effacement entre les deux entités. Il est aussi possible qu’un personnage soit joué par procuration. Avec Fassbinder, il apparaît possible de fragmenter un personnage en le faisant apparaître sous diverses formes à travers plusieurs personnages qui font ressortir ses caractéristiques.

    Au-delà de la fusion entre l’acteur et le personnage et aussi de la fragmentation du personnage, que reste-t-il du message ? Est-il possible que le message soit faussé après le processus de fusion ou de fragmentation ?

    Personnage de cinéma : jeux de masque et vérité historique

    Si la question de l’identité du personnage se pose, il se pose également et de manière inexorable celle de la validité ou de la valeur de ses propos. Quel crédit accorder à des propos tenus ‘sous anonymat’ ou encore par un protagoniste dont l’identité est sujette à caution ? Telle est l’objet de mon analyse. Autrement dit, y a-t-il une quelconque vérité ou reste-t-il une once de vérité issue des propos d’un protagoniste dont l’identité est en mouvement ?

    Il est admis que le personnage de cinéma est une non-personne parce qu’il s’efface pour camper un rôle qui n’est pas le sien. C’est donc une « personne fictive qu’il appartient à l’acteur de faire vivre sous nos yeux en lui prêtant sa voix, ses gestes, son corps tout entier, en se gardant toutefois de lui imposer sa propre ‘personnalité’ ». (43) En d’autres termes, il s’agit pour la personne de se nier, de disparaître pour donner naissance à une autre personne, se dépouiller de sa sensibilité personnelle pour enfiler les masques sans grande difficulté.

    Alors question : qu’est-ce qui distingue le comédien de l’escroc ? (44) Une telle interrogation semble se justifier eu égard à la création, à la naissance du personnage. Le processus d’enfantement du personnage déclenche un mécanisme de déportation, de transposition, voire de superposition identitaire. Cela entraîne la fuite incessante de l’identité de l’acteur. En fait, le jeu de l’acteur est un jeu de masques, d’échanges qui peuvent aboutir inexorablement à une déformation de la réalité puisque l’acteur n’est pas lui-même au moment du jeu et que le personnage n’est pas non plus l’acteur. L’escroquerie apparaît alors à ce moment-là, car il y a un échange d’identités suivi d’une négation de soi : « on joue les héros parce qu’on est lâche et les saints parce qu’on est méchant (…), on joue parce qu’on est menteur de naissance ». (45)

    Aussi louables que soient les intentions de l’acteur, celles-ci sont frappées du sceau de la fausseté dès lors que le messager, c’est-à-dire le protagoniste n’est qu’une fiction. Son hypocrisie le classe dans la catégorie des menteurs et frappe ses paroles de nullité. Combien de fois n’a-t-on pas entendu des phrases du genre : « quel comédien celui-là ! » ou encore : « nous ne sommes pas au cinéma » ? De telles formules signifient que l’acte posé n’est pas en conformité avec la réalité et qu’il est par conséquent faux. Il se peut alors que la réalité des faits ne soit pas celle porté par le personnage. Du fait de l’instabilité de son identité, ses actes se trouvent affectés. La complainte du comédien en est une illustration : « Oh métier maudit… où aucune sensation ne nous appartient, où nous ne sommes maîtres ni de notre joie, ni de notre douleur ». (46)

    La fausseté de l’action du personnage se trouve justifiée dans l’expression de la douleur consécutive à sa perte d’identité. L’acteur semble donc être un usurpateur menacé de disparition parce que « prendre un masque (…), c’est exposer sa personne à la dissolution et à l’absorption par le rôle dont ce masque est le support ». (47)

    Revenons quelque peu sur le cas de Fassbinder qui fait usage du double masque avec ses personnages. Il faisait jouer le rôle d’Hitler par procuration à travers de multiples personnages qui exposaient d’une manière ou d’une autre sa vision. Jouer un personnage par procuration, c’est utiliser doublement le masque : celui du personnage de l’acteur lui-même et celui d’Hitler. En effet, il ne s’agirait que d’un seul masque s’il était question que le personnage d’Hitler soit physiquement présent à l’écran. Mais du fait de cette absence, le personnage est fragmenté pour se retrouver chez d’autres.

    L’utilisation du double masque ne travestit-elle pas la vérité ? Le caractère diffus du personnage d’Hitler peut induire au rabotage des aspérités présentes chez lui tout en rendant douteux les propos et actes sensés provenir de lui et prêtés à d’autres puisqu’ils se caractérisent aussi par leur subtilité, même si les faits historiques témoignent de leur éventuelle véracité.

    De ce qui précède, peut-on alors conclure péremptoirement que le personnage, qu’il soit un simple ou un double masque, n’a aucune trace de vérité ? Même si le personnage est une création, une imagination, une fabrication, il n’en demeure pas moins qu’il est façonné à partir d’un être qui y met sa sensibilité, ses émotions, son vécu, mais aussi son histoire.

    Il est vrai que l’identité du personnage peut être sujette à caution, mais doit-il être frappé d’une absolue fausseté ? L’origine et l’instabilité de son identité lui confèrent certes de l’hypocrisie, mais son éventuel salut peut se trouver dans les faits quotidiens avérés et dans la jonction entre l’acteur et le personnage lui-même ; car le point de vérité entre l’auteur et l’acteur, c’est le personnage du film. Si on part du point de vue de Fassbinder chez qui il n’y a pas de distinction entre l’acteur et le personnage, alors les actes du personnage sont aussi vrais que ce qu’il est donné de voir dans la réalité. Chez Fassbinder, le cinéma est la vie et vice-versa ; cela induit donc que les actes d’un personnage sont le prolongement à l’écran de la vie réelle parce qu’en un sens « le cinéma est là pour réaliser ce qui dans la vie fait défaut ou n’a pu advenir, pour que se réalisent des désirs ». (48)

    Admettons cette attitude de Fassbinder à propos du cinéma et de la vie et revenons encore une fois sur le personnage d’Hitler dans ses films. Si le cinéma peut permettre de rattraper le coup, il donne aussi de multiples possibilités et de libertés de création et d’imagination. C’est ce cinéma qui permet à Fassbinder de faire jouer Hitler ou du moins de le rendre présent à travers d’autres acteurs. Etant donné le fait qu’il n’y a pas, chez Fassbinder, de distinction entre l’acteur et son personnage, il apparaît alors que l’acteur qui joue le rôle d’Hitler par procuration peut être valablement représentatif d’Hitler. Il n’y a donc pas de distinction entre Hitler et ceux qui jouent son rôle par procuration. Donc selon la conception fassbinderienne du cinéma et de la vie, la doctrine nazie propagée par exemple par un acteur par procuration ne peut être mise en doute dès lors qu’il y a confusion possible entre l’acteur et le personnage.

    En validant la théorie du célèbre cinéaste allemand, on peut admettre que les propos tenus par un personnage peuvent être en conformité avec la réalité. On constate alors que Fassbinder semble conférer davantage de poids à la parole, au verbe qu’au personnage lui-même. En d’autres termes, il privilégie la résurrection du personnage à travers la parole. La présence d’Hitler par exemple se fait par la parole portée plutôt que par le personnage. Il privilégie donc l’esprit par rapport au physique. Il fait vivre Hitler non par la chair, mais par ses paroles et à ce propos, il conviendrait de citer les Saintes Ecritures pour comprendre l’option de Fassbinder : « Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire (…) (49)

    La seule vérité qu’il faille retenir ici, est celle de la relation entre la chair et la parole. L’intention n’est pas de comparer Hitler au Fils (quel sacrilège ce serait et quelle abomination). La leçon à tirer est qu’il est possible de faire vivre un être, un personnage autrement que par le physique, il est tout à fait possible de donner corps et âme à une personne ou à un personnage historique à travers le verbe. Dans cette optique, David Cronenberg s’approprie la parole biblique : « I have to make the word be flesh » (Je veux donner chair au verbe). (50) De ce point de vue, « l’artiste plus ‘’modestement’’ devient le metteur en forme, entre la parole vraie et son incarnation ». (51)

    La notion de masque renvoie à une substitution, un changement, un transfert, un déplacement, une transmutation identitaire et de ce fait peut contenir la notion de fausseté et de dissimulation au-delà d’intentions de bonne foi. Le personnage de cinéma apparaît comme un faussaire, un adepte du travestissement de l’histoire parce qu’il est mouvement et aussi du fait de son étymologie qui consacre sa mascarade. Mais la conception iconoclaste du cinéma et de la notion de personnage chez Fassbinder fait du personnage un transporteur crédible de la vérité historique parce qu’il contient en lui des composantes de la vie réelle.

    NOTES

    (1) Frédéric Sabouraud. ‘’Personnage de cinéma 4 : cinéma et action’’, publ. le 14.05.2009.http://sabouraud.over-blog.com/article-31401407.html (24.07.2011)
    (2) Id
    (3) Voir ici
    (4) http://fr.wikipedia.org/wiki/personnage_de_theatre (24.07.2011)
    (5) Id.
    (6) Ibid.
    (7) Ibid.
    (8) Ibid.
    (9) Ibid.
    (10) Ibid.
    (11) Pierre Hartmann. ‘’Le personnage de théâtre : entre masque et travestissement’’.http://u2.u-strasbg.fr/ici/UMB/site/pdf/Hartmann_le_personnage_de_theatre.pdf
    (12) Larousse, Monchcourt (France), 2006, p. 313.
    (13) Pierre Hartmann. op. cit.
    (14) Sophocle. Antigone. Paris: Bordas, 1984, p. 19. 
    (15) Pierre Hartmann. op. cit.
    (16) Id. 
    (17) Ibid. 
    (18) Ibid.
    (19) Ibid.
    (20) Voir ici
    (21) http://fr.wikipedia.org/wiki/personnage_de_theatre (24.07.2011)
    (22) Id. 
    (23) Pierre Hartmann. op. cit.
    (24) Frédéric Sabouraud. ‘’Personnage de cinéma 4’’.op. cit.
    (25) Frédéric Sabouraud. ‘’Personnage de cinéma 3 : ‘’La question du héros’’, publ. le 12.05.2009. http://sabouraud.over-blog.com/article-31319583.html (20.07.2011)
    (26) Id. 
    (27) Ibid. 
    (28) Ibid. 
    (29) Frédéric Sabouraud. ‘’Persdonnage de cinéma 4’’.op. cit.
    (30) Horst Peter Koll. et Hans Messias, Lexikon des internationalen Films : das kompletteAngebot in Kino, Fernsehen und auf Video . Reinbek bei Hamburg: Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1998, . 2. 
    (31) Yann Lardeau. Rainer Werner Fassbinder. Paris: Editions de l’Etoile/Cahier du cinéma, 1990, p. 17.
    (32) Franz Biberkopf est le personnage principal du roman Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin.
    (33) Les films de Fassbinder signés sous le pseudonyme Franz Walsch: L’Amour est plus froidque la mort, Le Bouc, Les dieux de la peste, Pourquoi Monsieur R. est-il atteint de la foliemeurtrière?, Whity, Le Voyage à Niklashausen, Prenez garde à la sainte putain, Despair (avec Juliane Lorenz), Berlin Alexanderplatz, Théâtre en transe et Querelle. 
    (34) Yann Lardeau. op. cit., p. 57.
    (35) Les films de Fassbinder où le personnage Franz Walsch apparaît: L’Amour est plus froidque la mort, Le Bouc, Les dieux de la peste, Le Soldat américain, Gibier de passage, Huit heures ne font pas un jour, Le Droit du plus fort, La Troisième Génération.
    (36) Yann Lardeau. op. cit., p. 65.
    37 Wilfried Wiegand. ’’Interview 1’’. Rainer Werner Fassbinder. Peter W. Jansen, Wolfram Schütte (éd.), Francfort: Fischer Taschenbuch Verlag, 1992, p. 78. 
    (38) Yann Lardeau. op. cit., p. 9.
    (39) Peter W. Jansen cité d’après Yann Lardeau. op. cit., p. 138.
    (40) Yann Lardeau. op. cit., p. 254.
    (41) Id., p. 186. 
    (42) Gerd Albrecht, Hilmar Hoffmann et al. ’’Propagandafilm’’, http://www.de.wikipedia.org/wiki/propagandafilm (01.05.2010)
    (43) Pierre Hartmann. op. cit.
    (44) Id. 
    (45) Ibid.
    (46) Ibid.
    (47) Ibid.
    (48) Yann Lardeau. op. cit., p. 17. 
    (49) Le Nouveau Testament : Jean 1:14.
    (50) Propos de David Cronenberg extrait d’un documentaire que lui a consacré S. Labarthe, cité d’après Fanny Minot, ’’Comment s’incarne le personnage de cinéma, l’exemple de David Cronenberg: La MoucheFaux SemblantsChromosome 3’’. 2010. (http://www.cadrage.net/dossier/personnage.htm)
    (51) Fanny Minot. op. cit.

    Bibliographie:

    ALBRECHT Gerd, Hilmar Hoffmann et al., ‚’Propagandafilm’’, http://www.de.wikipedia.org/wiki/propagandafilm.01.05.2010. 
    DÖBLIN Alfred, Berlin Alexanderplatz. 1929. 
    HARTMANN Pierre, ‘’Le personnage de théâtre : entre masque et travestissement’’. http://u2.u-strasbg.fr/ici/UMB/site/pdf/Hartmann_le_personnage_de_theatre.pdf. 24.07.2011.
    KOLL Horst Peter, Hans Messias, Lexikon des internationalen Films : das komplette Angebot in Kino, Fernsehen und auf Video. Reinbek bei Hamburg: Rowohlt Taschenbuch Vermag, 1998, p. 2. 
    LARDEAU Yann, Rainer Werner Fassbinder. Paris: Editions de l’Etoile/Cahier du cinéma, 1990.
    MINOT Fanny, ’’Comment s’incarne le personnage de cinéma, l’exemple de David Cronenberg:LaMouche, Faux Semblants, Chromosome 3’’. 2010.
    http://www.cadrage.net/dossier/personnage.htm.31.07.2011.
    SABOURAUD Frédéric, ‘’Personnage de cinéma 3 : ‘’La question du héros’’, publ. le 12.05.2009. http://sabouraud.over-blog.com/article-31319583.html.24.07.2011.
    SABOURAUD Frédéric, ’Personnage de cinéma 4 : cinéma et action’’, publ. le 14.05.2009. http://sabouraud.over-blog.com/article-31401407.html.24.07.2011.
    WIEGAND Wilfried, ’’Interview 1’’. Rainer Werner Fassbinder. Peter W. Jansen, Wolfram 
    Schütte (éd.), Francfort: Fischer Taschenbuch Verlag, 1992, pp. 75-94.

     

    Eckra Lath Toppé, Cadrage, Février 2013
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